Le virage africain de Kadhafi
Après de nombreuses tentatives d’union avec ses « frères » arabes, le guide de la Jamahiriya se fait le chantre du panafricanisme. Ses modèles : Lincoln, Bismarck, Garibaldi, Gandhi et Mao.
Le 15 mars 1997, devant des milliers de Libyens réunis à Sebha, dans la région du Fezzan, Mouammar Kadhafi prononce un de ces discours enflammés dont il a le secret. « Nous sommes, clame-t-il, les enfants d’une même nation, d’un même peuple et d’une même famille, et nous faisons face aux mêmes dangers. L’unité est donc pour nous une nécessité vitale. Vous entendez parler du problème Lockerbie en Libye, du conflit frontalier au Soudan, de l’encerclement de la Syrie, de la coopération militaire israélo-turque, des enclaves marocaines de Ceuta et Mellila sous domination étrangère, de l’occupation des îles Hanich par l’Érythrée, de la guerre civile en Algérie, de la violence terroriste en Égypte, etc. Face à tous ces problèmes, la nation arabe affiche sa léthargie, sa division et sa faiblesse. […] Si elle ne parvient pas à réaliser son unité, elle sera perdue à jamais. […] »
Ouvrant, le 8 septembre 1999, au complexe Ouagadougou Hall, à Syrte, le IVe sommet extraordinaire de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le leader libyen s’adresse à ses hôtes – quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement représentant tout le continent – en ces termes : « Bismarck a unifié l’Allemagne. Lincoln a fait de même en Amérique, Mao en Chine, Garibaldi en Italie et Gandhi en Inde. Notre mission consiste, aujourd’hui, à réaliser l’unité africaine. Mais, contrairement à Napoléon et à Hitler, qui ont tenté d’unifier l’Europe par la force, nous réaliserons l’unité de notre continent par la paix et le dialogue. »
Trente mois séparent ces deux discours. Le ton panarabe du premier contraste avec l’inspiration panafricaine du second. Entre Sebha et Syrte, où fut proclamée, le 9 septembre 1999, la naissance des États-Unis d’Afrique, le Guide a-t-il changé d’orientation stratégique ? Ce revirement, qui en a surpris plus d’un, est-il le fruit d’une nouvelle « fantaisie impulsive », selon l’expression d’un diplomate occidental, ou d’une vision politique cohérente et d’une argumentation imposée tant par l’Histoire que par les circonstances ?
Le leader libyen a été déçu, à l’évidence, par la Ligue arabe, qui s’était gardée de dénoncer ouvertement l’embargo onusien imposé à la Libye en 1992. Il a été également touché par le « geste historique et courageux » des chefs d’État africains, qui ont pris la décision, lors du sommet de Ouagadougou, en juin 1998, de soutenir son pays dans l’affaire Lockerbie. Certains d’entre eux ont même bravé l’embargo en se rendant, par avion, à Syrte ou à Tripoli. Au cours de l’année 1998, le Congrès américain et l’administration Clinton ont lancé une initiative conjointe de commerce et d’investissement en Afrique. Stuart Eizenstat, sous-secrétaire américain aux Affaires économiques, a proposé, de son côté, un partenariat politico-économique entre les États-Unis et le Maghreb, amputé de la Libye et de la Mauritanie. Craignant, à juste titre, l’encerclement, Tripoli n’a pas tardé à trouver la réplique : jouer à fond la carte africaine et se présenter comme un acteur incontournable dans la gestion des conflits au sud du Sahara. « Je me suis endormi aux côtés de quatre millions de Libyens ; je me suis réveillé aux côtés de sept cents millions d’Africains », dira, par la suite, Kadhafi à Amr Moussa, ministre égyptien des Affaires étrangères, qui l’interrogeait sur les raisons de son « virage africain ».
C’est le 1er septembre 1998, dans son discours de commémoration du 29e anniversaire de la révolution d’Al-Fateh, que le leader libyen a annoncé officiellement sa nouvelle orientation : « Si les Arabes n’éprouvent aujourd’hui aucun intérêt pour la réunification de leur nation, nous autres, Libyens, Égyptiens, Soudanais, et tous les Maghrébins devrions mettre un bémol à nos sentiments et nous réclamer de l’Afrique », a-t-il notamment dit. Dicté par des considérations à la fois géographiques, historiques et politiques, cet engouement pour l’Afrique noire n’est pourtant pas nouveau.
La Libye est constituée de trois régions assez distinctes. Tarabulus al-Gharb, la Tripolitaine, région la plus occidentale, la plus peuplée et la plus productive aussi, est tournée vers le Maghreb. Barqa, la Cyrénaïque, région orientale, est fortement influencée par le Machrek et surtout par l’Égypte. Enfin, le Fezzan, région du Sud, est en contact permanent avec l’Afrique subsaharienne (Tchad et Niger). Avant la révolution du 1er septembre 1969, qui les a intégrées progressivement dans le cadre de la Jamahiriya arabe libyenne, ces régions bénéficiaient d’une relative autonomie. Cette donnée géographique explique, en partie, le tiraillement politique qu’a connu la Libye au cours de sa longue histoire, entre Machrek, Maghreb et Afrique subsaharienne.
Kadhafi, qui est un féru d’histoire, sait mieux que quiconque que la prospérité de son pays a toujours été tributaire de sa capacité à jeter un pont entre les profondeurs de l’Afrique, dont il constitue l’accès le plus proche, et le monde méditerranéen. Il sait également que le plus court chemin pour traverser l’Afrique noire de part en part est celui qui relie le golfe de Syrte au golfe de Guinée. Cette route, dite « des deux golfes », a alimenté, jadis, en richesses incalculables l’Empire carthaginois, dont la Libye fut une composante essentielle. Les Puniques avaient réussi, en effet, à associer étroitement l’Afrique du Nord aux bassins du Sénégal et du Niger, mais aussi au lac Tchad, aux fleuves Logone, Chari et leurs affluents. La cité de Gao, celles du Ghana et du Tekrour ont été longtemps les étapes des caravanes dont le trafic s’est perpétué jusqu’à notre XXe siècle. Les peuples garamantes, ancêtres des Touaregs, servaient d’intermédiaires sur les chemins du Hoggar et du Fezzan.
L’âge d’or de la Libye, qui se situe entre le XIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle après J.-C., est solidement associé par les historiens à l’exploitation des richesses de l’Afrique noire. Majestueux et bien conservés, les vestiges des cités antiques de Leptis Magna, Sabratha et autres Cyrène, qui avaient tiré jadis leurs richesses du commerce caravanier de l’or, de l’ivoire et des bêtes sauvages, témoignent de la profondeur de cet enracinement dans l’espace africain.
Loin de dépendre de quelque « saute d’humeur », l’intense déploiement diplomatique de Kadhafi en Afrique s’inscrit donc dans une vision stratégique. Lorsqu’on évoque l’élan nationaliste arabe de ce héraut malheureux d’impossibles unions, on passe souvent sous silence l’intérêt qu’il a toujours voué à l’Afrique, ainsi que ses engagements très anciens en faveur des pays subsahariens. C’est en 1961, au lendemain de l’assassinat de Patrice Lumumba, leader nationaliste de l’ex-Congo belge, que Kadhafi, alors âgé de 19 ans, a découvert la lutte anticoloniale en Afrique et pris conscience de la communauté de destin entre le monde arabe et le « continent noir ». Dès son accession au pouvoir, en 1969, il a accordé un soutien multiforme aux divers mouvements de libération nationale dans les régions qui étaient encore sous occupation occidentale, notamment en Afrique du Sud, en Namibie, en Angola et au Mozambique. En appuyant récemment la Libye dans l’affaire Lockerbie, les dirigeants africains ont voulu, sans doute, honorer leur dette envers un pays qui les a aidés durant les moments difficiles de la lutte pour la libération nationale. L’appui de l’ex-président sud-africain Nelson Mandela a été, à cet égard, le plus franc et, certainement aussi, le plus précieux. En se rendant à plusieurs reprises en Libye, en 1997 et en 1998, et en accueillant le Guide, au Cap, en juin 1999, Madiba n’a pas manqué d’exprimer, à chaque fois, sa reconnaissance pour l’action menée par Kadhafi contre le régime de l’apartheid en Afrique du Sud.
Dans les nombreux projets d’union qu’il a lancés avec ses « frères » arabes (voir encadré), Kadhafi a souvent cherché, par ailleurs, à associer un ou plusieurs pays africains, tels le Soudan, le Niger et le Tchad. Au lendemain de l’annonce de l’union égypto-libyenne, en août 1972, la diplomatie libyenne a beaucoup oeuvré à rassembler l’Afrique noire autour du monde arabe. C’est sous son impulsion, en tout cas, que le Tchad, le Niger, l’Ouganda, le Mali, la Guinée, le Gabon, le Togo, le Sénégal et même la Côte d’Ivoire ont rompu, successivement, leurs relations avec Israël et favorisé l’enseignement de la langue arabe. Les délégations africaines, qui se relayaient alors à Tripoli, étaient séduites par le charisme révolutionnaire du « fils spirituel » de Nasser. Réunie le 23 mars 1974, à Benghazi, la Conférence panafricaine de la jeunesse fut l’occasion, pour des centaines d’Africains venus des quatre coins du continent, de découvrir le nouveau chantre de la lutte anti-impérialiste. S’appuyant sur les valeurs humanistes de l’islam, le leader libyen avait alors appelé l’Afrique à se libérer du christianisme parce que, sous couvert des Évangiles, cette religion perpétuait, selon lui, la domination étrangère.
Lors du premier – et dernier – Sommet arabo-africain du Caire, en 1977, Tripoli a joué également un rôle important, au côté de l’Égypte, dans la création de nouvelles institutions de promotion des relations arabo-africaines, telles que la Banque arabe pour le développement économique de l’Afrique (Badea), dont le siège se trouve à Khartoum, au Soudan. La Libye a été parmi les rares pays arabes, avec l’Arabie saoudite et le Koweït, à développer une véritable politique d’investissement en Afrique et d’aide au développement du continent.
Aujourd’hui, la Libye est liée à la plupart des pays africains par plus de cinq cents accords et protocoles de coopération. Une vingtaine de commissions mixtes veillent au développement des relations bilatérales. Une trentaine d’entreprises conjointes opèrent dans les secteurs de l’industrie, du tourisme, de l’agriculture et des services. Auxquelles s’ajoutent six banques communes dans les pays suivants : Burkina, Mali, Tchad, Niger, Ouganda et Togo. Entre 1970 et 1996, la Jamahiriya a accordé à dix-huit pays africains non arabes des dons et des prêts à des conditions avantageuses qui ont permis de réaliser de nombreux projets d’infrastructures, agricoles et alimentaires. Elle a aussi aidé à vacciner douze millions d’enfants et distribué des bourses d’étude à des centaines d’étudiants africains. Grâce aux nombreux centres culturels qu’elle a fait construire et à l’activité de la Jam’iyyat al-Da’wa al-Islamiyya (l’Association pour l’Appel à l’Islam), la Libye dispose aujourd’hui d’un important réseau d’amitiés à travers toute l’Afrique qui soutient efficacement son activité diplomatique.
Le projet d’union avec le Tchad, annoncé le 5 janvier 1981, mais tombé aussitôt en désuétude, et l’engagement militaire libyen dans ce pays entre 1983 et 1987, qui a fait des milliers de morts des deux côtés, traduisent, malgré leur apparente contradiction, l’obstination du leader libyen à vouloir donner naissance, par des moyens parfois discutables, à un ensemble arabo-africain capable de peser d’un réel poids sur l’échiquier mondial. Ainsi, en février 1989, à Marrakech, lors des discussions portant sur la création de l’Union du Maghreb arabe (UMA), le leader libyen a-t-il surpris ses homologues maghrébins en demandant, en dernière minute, d’inclure le Niger, le Mali et le Soudan dans l’union en gestation. Il a fallu beaucoup de doigté au défunt roi Hassan II pour amener le chef de la révolution libyenne à renoncer à cette exigence.
La création, en février 1998, à Tripoli, de la Communauté des pays du Sahel et du Sahara(*) ou Sin-Sad (acronyme formé des premières lettres des mots « Sahel » et « Sahara », en arabe), participe de cette même volonté de former un grand ensemble arabo-africain dont la Libye serait le centre et le moteur. Dans l’approche de l’enfant terrible du désert de Syrte, qui rêve désormais d’unifier l’ensemble de l’Afrique noire, c’est autour de ce premier noyau que les États-Unis d’Afrique pourraient prendre forme au début du siècle à venir.
« Unis, nous sommes encore très faibles. Divisés, nous n’existons même pas », a dit Kadhafi aux chefs d’État africains réunis à Syrte, les 8 et 9 septembre.
* Cet ensemble régional regroupe, autour de la Libye, sept autres pays africains : Soudan, Érythrée, Tchad, Mali, Burkina, République centrafricaine et Niger.
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