Les fantômes de Lockerbie
Un agent libyen a été lourdement condamné. Mais une question reste sans réponse : qui lui a donné l’ordre de déposer une bombe dans le Boeing 747 de la PanAm, le 21 décembre 1988 ?
Ali el-Megrahi : coupable et condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité. El-Amin Khalifa Fhima : non coupable et remis en liberté. Ce mercredi 31 janvier, à Camp Zeist, aux Pays-Bas, la Cour écossaise de justice vient de rendre son verdict. La ville est noyée dans un épais brouillard, mais elle n’est pas la seule : avec la condamnation de Megrahi, c’est toute la Libye qui se trouve brusquement plongée dans le noir.
« Megrahi coupable ? Mais qui lui a donné l’ordre de déposer la bombe dans le Boeing de la PanAm ? » Il faudra bien un jour répondre à cette question, que, depuis plus de dix ans, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, beaucoup ne cessent de se poser. Mais pour retrouver les commanditaires de l’attentat du 21 décembre 1988, au-dessus du village de Lockerbie, en Écosse (270 morts), il faudra certainement remonter très haut dans la hiérarchie de la Jamahiriya. Peut-être même jusqu’à Mouammar Kadhafi.
Les familles des victimes américaines y sont résolues. Pour elles, Camp Zeist n’est qu’un début et elles s’apprêtent à engager une nouvelle action en justice, cette fois contre le gouvernement libyen, dont le rôle dans l’attentat, conformément aux arrangements préalablement conclus entre les deux parties, n’a pas été directement évoqué au cours de ce premier procès. Si un second devait avoir lieu, il serait nécessairement beaucoup plus politique.
Première conséquence du verdict : la levée définitive des sanctions imposées, en 1992, par le Conseil de sécurité de l’ONU, puis suspendues, en avril 1999, après que la Libye eut accepté de livrer ses deux ressortissants, n’est certainement pas pour demain. La Tunisie, qui préside le Conseil au cours de ce mois de février, devait présenter une résolution en ce sens. Le moins que l’on puisse dire est que les conditions de son adoption ne sont plus réunies.
L’administration Bush a beau entretenir des liens étroits avec le lobby des pétroliers américains, qui espéraient faire prochainement leur retour en Libye, il est certain qu’elle manifestera la plus grande fermeté à l’égard de Kadhafi. Colin Powell, le nouveau secrétaire d’État, l’a dit, quelques heures avant l’énoncé du verdict, et George W. Bush l’a confirmé, par la suite : les sanctions ne seront pas définitivement levées tant que la Libye n’aura pas satisfait à la totalité des exigences formulées par la résolution onusienne de 1992 : reconnaissance officielle de sa responsabilité dans l’attentat, arrêt de tout soutien aux activités terroristes et versement de dommages et intérêts aux familles des victimes. Ce dernier point ne pose, semble-t-il, guère de problèmes. Dans le passé, le gouvernement libyen n’a-t-il pas indemnisé les familles des victimes de l’attentat de 1989 contre un avion d’UTA, au-dessus du Niger, alors même que plusieurs responsables de ses services de renseignements, y compris le chef de la garde personnelle de Kadhafi, avaient été condamnés in absenta par un tribunal français ? Pour les deux autres points, en revanche… La Libye figure toujours, dans la liste établie par le département d’État américain, parmi les États soutenant le terrorisme. Et, surtout, on imagine mal Kadhafi reconnaissant officiellement sa culpabilité dans l’attentat de Lockerbie…
Megrahi a la possibilité de faire appel. Dans cette hypothèse, il ne serait pas immédiatement transféré en Écosse pour y purger sa peine, mais resterait détenu à la prison de Camp Zeist, en attendant qu’un autre tribunal – constitué de cinq juges – examine ledit appel. Officiellement chargé de la sécurité au sein de la compagnie aérienne libyenne et ancien chef d’escale à Malte, son appartenance aux services de la Jamahiriya ne fait à peu près aucun doute. S’il a mené une vraie carrière dans l’aviation civile (plusieurs stages aux États-Unis en témoignent), il a également dirigé un « centre d’études stratégiques ». Le genre d’organisme, qui, dans un pays comme la Libye, a toutes chances de servir de couverture à des activités occultes. À l’époque, son chef était un ancien ministre des Transports, Ezzedin Henchiri. Le service était semble-t-il coiffé par Abdallah Senoussi, beau-frère et chef de la garde personnelle de Kadhafi (c’est l’un des condamnés libyens dans l’affaire UTA). Selon plusieurs témoignages, Megrahi a par ailleurs participé à l’achat, pour le compte de l’armée libyenne, de minuteurs identiques à celui utilisé dans la bombe déposée dans l’avion de la PanAm. Marié et père de quatre enfants, il est né en 1952 dans l’ouest du pays. Alliée à celle de Kadhafi, sa tribu, les Megarha, a longtemps été très bien représentée dans les services de renseignements.
Fhima, qui a donc été libéré après avoir passé vingt et un mois en prison, est né, pour sa part, en 1956. En 1988, il était chef d’escale des Libyan Airlines à Malte. Était-il, lui aussi, un agent de renseignements ? L’accusation l’en a d’abord soupçonné, avant de se rétracter. Son acquittement était attendu.
La lourde condamnation infligée à Megrahi a, en revanche, surpris. Même convaincus de la responsabilité libyenne dans l’attentat, de nombreux observateurs s’attendaient en effet à ce que lui soit appliqué le bénéfice du doute. Pourquoi ? Parce qu’au cours de cet interminable procès – quatre-vingt-quatre jours – au cours duquel deux cent trente témoins ont défilé à la barre, la partie civile dirigée par le procureur Colin Boyd ne s’est pas toujours montrée très convaincante. Il faut dire que sa tâche était délicate, la justice écossaise étant, à bien des égards, exemplaire : les prévenus ne sont pas tenus de répondre aux questions et c’est à l’accusation d’apporter les preuves de leur culpabilité éventuelle, au-delà de tout « doute raisonnable » (voir encadré). Au bout du compte, celle-ci, reconnaissant qu’elle n’était pas en mesure d’expliquer comment la mallette piégée était parvenue à bord de l’avion de la PanAm, a renoncé à deux chefs d’accusation : conspiration en vue de commettre un meurtre et conspiration en vue d’un attentat contre un avion civil. Seule la qualification de meurtre a été retenue. Selon Richard Keen, l’un des avocats de Fhima, le réquisitoire n’a été qu’une succession de « déductions menant à d’autres déductions ». Quant à Daniel Cohen, parent de l’une des victimes américaines, il commentait : « Ce procès a été sans surprise, et c’est justement ça qui est surprenant. »
Alors que les médias libyens ont presque complètement ignoré le procès, les responsables de la Jamahiriya semblaient, avant le verdict, très confiants, estimant avoir démonté le « bluff américain ». Les trois juges écossais l’ont entendu autrement. Selon eux, aucun doute, fût-il « raisonnable » : c’est bel et bien Megrahi qui, le 21 décembre 1988, sur un vol d’Air Malte à destination de Francfort (Allemagne), a fait enregistrer en bagage non accompagné une mallette de marque Samsonite contenant une radio-cassette piégée, programmée pour exploser en vol. Sur ladite mallette figuraient des étiquettes lui permettant d’être transférée, le jour même, sur un vol de la PanAm à destination de Londres, puis, à l’aéroport de Heathrow, d’être embarquée sur un autre avion de la PanAm en partance, cette fois, pour New York. Le Boeing 747 a explosé trente-huit minutes après son décollage, au-dessus de l’Écosse.
Parmi les principaux témoins de l’accusation : Abdelmajid Giaka, un agent double libyen réfugié aux États-Unis, auquel la CIA assure, depuis dix ans, une protection ; l’horloger suisse qui a livré à la Libye des minuteurs électroniques semblables à celui utilisé par les terroristes et affirme que Megrahi faisait partie de la « mission d’achat » ; enfin, un commerçant maltais qui se rappelle avoir vendu des vêtements – retrouvés dans la mallette piégée – à un homme ressemblant à l’agent libyen. Et puis, son passeport spécial en témoigne, Megrahi s’est bel et bien rendu à Malte le 20 décembre 1988, la veille de l’attentat, et en est reparti le lendemain.
Pourquoi ? Une hypothèse. En avril 1986, plusieurs soldats américains avaient trouvé la mort dans un attentat – attribué à la Libye – contre un night-club berlinois. En représailles, sur ordre de Ronald Reagan, des bombardiers de l’U.S. Air Force basés au Royaume-Uni avaient bombardé les villes de Tripoli et de Benghazi, détruisant presque complètement le domicile de Kadhafi. Aïcha, la fille du Guide, avait trouvé la mort sous les bombes. Le mobile de la vengeance ne paraît donc pas invraisemblable. D’autant que Kadhafi, jouant avec la prononciation anglaise de la lettre b, fera un jour un jeu de mots révélateur : le bombardement de 1986 était, dit-il, le « Locker-A » ; et celui de Lockerbie, le « Locker-B ». En clair : oeil pour oeil, dent pour dent.
Restait évidemment à prouver que les deux accusés ont bien placé la mallette piégée dans l’appareil de la PanAm. Sur ce point, toute l’argumentation de l’accusation reposait sur le témoignage du seul Giaka. Adjoint de Fhima à Malte, celui-ci avait été recruté, en 1984, par les services libyens (Amn El-Jamahiriya) pour s’occuper de la maintenance de leur parc automobile, à Tripoli, avant d’être muté à Malte pour assurer la sécurité des avions libyens.
À l’époque de l’attentat, il travaillait depuis quatre mois pour la CIA, à qui il s’était présenté comme un agent de premier plan, comme un opposant à Kadhafi, qualifié par lui de « franc-maçon », et, pour faire bonne mesure, comme un parent du roi Idriss (renversé, en 1969, par le colonel).
Mais la centrale américaine doit vite déchanter. Dans un câble transmis, à l’époque, à ses supérieurs (le document a été remis au tribunal), le chef de la station de Malte estimait que « P1 », le nom de code de Giaka, n’était pas en mesure de pénétrer en profondeur les services libyens et menaçait de ne plus lui verser son salaire mensuel de 1 000 dollars.
C’est dans ce contexte qu’au mois de juillet 1991, alors qu’en Occident, les soupçons s’orientent de plus en plus ouvertement vers la Libye, Giaka se souvient brusquement de la fameuse mallette. Il est prêt, dit-il à ses correspondants américains, à faire des révélations. Exfiltré de Malte, il est conduit à bord d’un navire de la VIe Flotte américaine et longuement interrogé par des agents du FBI. C’est là que, pour la première fois, il évoque l’existence de Fhima et de Megrahi, avant d’être transféré aux États Unis. Selon la défense, Giaka a inventé toue cette histoire pour obtenir le statut de témoin protégé et s’installer au États-Unis – où, de fait, il vit depuis près de dix ans, avec femme et enfants.
Lors du procès, où il est apparu en perruque et lunettes noires, il n’a pas été en mesure d’affirmer avoir vu Fhima embarquer un quelconque bagage sur le vol d’Air Malte du 21 décembre 1988. La veille, il a simplement aperçu le Libyen en train de récupérer une mallette Samsonite sur le tapis à bagages, avant de quitter l’aéroport de Malte en compagnie de Megrahi, sans que ladite mallette soit inspectée par les douaniers. « Sa crédibilité a été sérieusement entamée, estime un spécialiste. On ne sait pas s’il dit la vérité ou s’il se contente d’assurer son avenir. »
Anthony Gauci, le deuxième témoin clé, tient une boutique de vêtements (Mary’s House) à Sleima, sur l’île de Malte. Un jour, des agents du FBI sont venus l’interroger : ils avaient découvert dans l’épave du Boeing des lambeaux de vêtements apparemment achetés dans son magasin. Le commerçant leur parle d’un homme de type arabe, de haute taille et âgé d’une cinquantaine d’années. C’est lui qui pourrait avoir acheté ces vêtements, à une date qu’il situe vers le 7 décembre 1988. Ça lui revient, brusquement : il pleuvait et, sortant de la boutique, l’homme avait ouvert le parapluie qu’il venait d’acheter par la même occasion. Les enquêteurs lui montrent la photo d’un suspect palestinien, Mohamed Abou Taleb : oui, Gauci lui trouve une certaine ressemblance avec son mystérieux client. Plus tard, le 15 février 1991, des agents du FBI lui montreront une autre photo, celle de Megrahi, âgé à l’époque de 37 ans : et oui, là encore, il trouve une ressemblance…
Quel crédit accorder à ce témoignage ? La défense insiste sur le fait que le commerçant n’évoque que de simples « ressemblances ». Aucune certitude, donc. D’autre part, un expert météo de l’aéroport est venu à la barre pour expliquer qu’il était certain « à 90 % » qu’il ne pleuvait pas sur Malte le 7 décembre 1988, ce qui contredirait l’épisode du parapluie.
Troisième témoin clé : Edwin Bollier, patron de la firme suisse Mebo Communications. Les enquêteurs lui ont montré une photo représentant un minuscule fragment de minuteur découvert sur le lieu de la catastrophe. Il confirme qu’il s’agit bien d’un appareil de type MST13 fabriqué par son entreprise. Mieux : il révèle en avoir vendu une vingtaine d’exemplaires à la Libye. Hélas, lors du procès, en présence de l’original, son diagnostic sera tout autre : « Non, dira-t-il, ce fragment ne provient pas des minuteurs que nous avons vendus à la Libye. ».
Dans les attendus du jugement, la Cour révèle qu’elle s’est refusée à prendre en compte les théories « non prouvées » attribuant l’attentat à des groupes palestiniens radicaux. Elle a pratiquement rejeté le témoignage de Giaka, jugé peu crédible, et n’a retenu de celui de Bollier que la vente de minuteurs à la Libye et sa rencontre avec Megrahi. C’est surtout celui de Gauci qui a retenu son attention, même si l’agent libyen n’a pas été identifié avec une totale certitude. « Ayant examiné l’ensemble des preuves […] nous avons retenu celles concernant l’achat de vêtements à Malte, la présence de ces vêtements dans la mallette, l’acheminement d’un bagage de Malte à Londres, l’identification du premier accusé [par le commerçant maltais], ses déplacements sous un faux nom au moment et dans les jours précédant les faits, ainsi que l’achat par l’armée ou les services secrets libyens de minuteurs MST13 et la présence de Megrahi lors des négociations commerciales avec Bollier. Ces preuves concourent à constituer des éléments réels et convaincants », lit-on sous la plume des juges écossais. Et puis, surtout, cette petite phrase : « La conclusion que nous retirons clairement de cet ensemble de preuves est que la conception, la planification et l’exécution du complot qui a conduit à la mise en place de l’engin explosif est d’origine libyenne. » À suivre, donc.
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