« La Libye s’oriente vers une sorte de monarchie révolutionnaire héréditaire »
Spécialiste du Maghreb et plus particulièrement de la Jamahiriya, Luis Martinez livre ici quelques clés pour mieux appréhender la réalité – à la fois mouvante et figée – du régime de Mouammar Kadhafi.
« De la Libye, toujours, vient quelque chose de nouveau », écrivait Aristote. Une phrase que Mouammar Kadhafi se fait un devoir de décliner depuis trente-neuf ans, au point, souvent, d’égarer les plus zélés de ses partisans – et les plus attentifs des observateurs. Alors que le « Guide » de la Jamahiriya vient une nouvelle fois, à l’occasion des festivités du 1er septembre, d’annoncer le démantèlement d’un État qui n’existait déjà en théorie que sur le papier, tenter de comprendre ce qui se passe à Tripoli est une nécessité. Spécialiste du Maghreb et particulièrement de la Libye, à laquelle il vient de consacrer un livre (The Libyan Paradox, Columbia University Press, New York, 2007), le Français Luis Martinez, 42 ans, directeur de recherches à Sciences Po et auteur de La Guerre civile en Algérie, paru en 1998, livre ici quelques clés pour mieux appréhender une réalité à la fois mouvante et figée.
Jeune afrique : La Libye change, dit-on. Mais change-t-elle vraiment ?
Luis Martinez : De ce qui s’est passé en Libye pendant la dernière décennie, trois éléments de changement importants méritent d’être retenus. Un : le régime Kadhafi a démontré sa souplesse, son instinct de survie et sa capacité d’adaptation face aux menaces extérieures. Il aurait pu s’arc-bouter et se raidir à l’irakienne ou à la soudanaise. Il ne l’a pas fait et il s’en est sorti. Deux : la prise de conscience par les Libyens, leurs dirigeants et, sans doute sous l’influence de son fils Seif el-Islam, par Kadhafi lui-même, de l’immense gâchis de ces dernières années. Quarante années de revenus pétroliers colossaux pour en arriver à la situation actuelle : celle d’un pays à la fois riche et sous-développé, où tout le secteur productif et moderne repose uniquement sur les investissements directs étrangers. Trois : l’ouverture, en interne, d’un vrai débat sur l’avenir de cet « État » dont le leader est vieillissant, entouré de prétendants, et qui hésite entre son arrimage méditerranéen, son influence africaine et la recherche d’une puissance protectrice : États-Unis ? Chine ? Union européenne ? Russie ?
Kadhafi vient d’annoncer, début septembre, la dissolution des administrations et la gestion par les Libyens eux-mêmes de l’argent du pétrole. Est-ce sérieux ?
C’est tout sauf nouveau. Il y a une dizaine d’années que les conseils municipaux sont autorisés à dépenser et à redistribuer sans en référer à quiconque. L’État et les ministères ont été démantelés, transférés, délégués une bonne demi-douzaine de fois déjà. Le problème, c’est évidemment que ça ne marche pas.
Qui contrôle la manne pétrolière ?
Pour la première fois cette année, une délégation du FMI s’est rendue en Libye. Le rapport qu’elle a tiré de cette visite est significatif : pays prometteur certes, mais opacité totale des flux financiers et donc impossibilité d’en identifier les destinataires et éventuellement les bénéficiaires. Une dizaine de sociétés étatiques ou paraétatiques forment une vraie raffinerie, avec çà et là des coffres-forts où il est impossible de pénétrer. Ce qui est clair, c’est que ni le Congrès général du peuple – l’équivalent du Parlement -, ni le Comité populaire – le gouvernement – ne gèrent quoi que ce soit. Ils reçoivent des dotations, dont le volume est décidé par Kadhafi et son entourage. Cette absence de toute traçabilité de l’argent du pétrole a été vivement critiquée par Michael Porter, ce professeur de Harvard recruté en 2006 par Seif el-Islam pour réaliser un audit économique de la Libye. C’est sans doute pour cela que beaucoup de ses recommandations sont restées lettre morte.
Quelle est l’influence réelle de Seif el-Islam ?
Mon intuition est qu’il n’a pas plus de poids qu’un autre à l’intérieur du système et que sa popularité auprès des Libyens est largement surestimée en Occident. Son fonds de commerce, c’est avant tout l’opinion internationale, beaucoup plus que locale, et c’est dans ce cadre qu’il convient d’analyser sa pseudo-décision récente d’abandonner la politique. C’est : aidez-moi, faites pression sur mon père pour que le camp des réformateurs autoritaires que je représente ne soit pas marginalisé. C’est aussi une manière, dans la perspective d’une éventuelle bataille pour la succession, de se distinguer du reste de sa fratrie, qui, à l’exception de Mohamed, l’aîné, homme d’affaires prospère et discret, et dans une moindre mesure d’Aïcha, l’avocate, a plutôt mauvaise réputation aux yeux de la population.
Sur quoi se joue la bataille entre réformateurs et conservateurs ?
Essentiellement sur l’Afrique. Pour les nostalgiques de la révolution, pour la vieille garde, la politique africaine de la Libye – hier militaire, aujourd’hui financière – doit demeurer une priorité absolue, car elle seule permet au pays d’exister sur l’échiquier international par rapport aux Occidentaux. Pour les réformateurs, au contraire, l’Afrique est une source de problèmes, d’émigration incontrôlée et un gouffre financier. Leurs modèles, ce sont les Émirats arabes unis pour la prospérité et la Tunisie pour son système politique. C’est « Libya first », une Libye inscrite dans le paysage euroméditerranéen. À cet égard, les déplacements de l’icône des réformateurs, Seif el-Islam, sont significatifs : on le voit à Londres, à Genève, à Paris, à New York ou à Dubaï. Jamais en Afrique subsaharienne.
Où se situe Kadhafi ?
En équilibre instable entre les deux camps. Il sait ce qu’il doit à l’Afrique, où il est encore populaire, et il ne peut pas limoger comme cela une vieille garde de fidèles qu’il serait incapable de recycler. Mais il sait aussi que son peuple n’a jamais partagé son tropisme africain.
Quelle est son image, aujourd’hui, aux yeux des Libyens ?
Je me rends régulièrement en Libye depuis treize ans, et la perception du régime par les Libyens à qui je parle n’a pas changé. Il n’y a pas de rejet fondamental, mais le sentiment d’un énorme gâchis. « On est riche pour rien », répète-t-on, et l’on met tout de suite le curseur sur ce qui ne va pas : santé, éducation, infrastructures, etc. Si la personne même de Kadhafi est le plus souvent épargnée, on critique volontiers son incapacité à s’entourer de gens compétents. Dans une certaine mesure, le discours récurrent du « Guide » qui tire à boulets rouges sur ses ministres et ses fonctionnaires le protège encore. Tout comme son âge – 66 ans – et la figure de patriarche qu’il se donne désormais. Il fait un peu partie du patrimoine historique national…
Imaginons qu’il y ait en Libye des élections libres. Quels en seraient les résultats ?
Dans ces conditions, je ne donnerais pas cher du colonel et de son régime. Mais c’est impensable.
Pourquoi ?
L’une des grandes « réussites » de Mouammar Kadhafi, c’est d’avoir désertifié, asséché toute la scène politique libyenne. L’opposition islamiste a été liquidée dans les années 1990. L’opposition tribale est contenue et, de toute manière, ne s’inscrit dans aucune revendication démocratique. La répression est efficace, même si elle n’a jamais atteint le degré de contre-violence expérimentée en Syrie, en Irak ou en Algérie. Bref, absolument rien pour l’instant ne contraint le système à s’ouvrir politiquement. Encore moins à organiser des élections.
Ce régime a-t-il fait beaucoup de victimes ?
Beaucoup moins qu’on le pense. Ce n’est pas un régime de terreur, loin de là. L’interconnexion des familles et des tribus est telle qu’on ne peut pas, en Libye, tuer ou faire disparaître quelqu’un sans avoir aussitôt un grave conflit à gérer. Depuis 1969, le chiffre des assassinats politiques ne dépasse pas les cinq cents, ce qui, en quarante ans et à l’aune d’un système autocratique, est relativement raisonnable. J’ajoute cependant que ce décompte n’intègre pas la répression du mouvement islamiste, à propos duquel aucune donnée n’est disponible.
Quel est l’avenir de Kadhafi et de la Jamahiriya ?
Écartons tout de suite l’hypothèse d’un régime à bout de souffle : ce n’est pas le cas. On assiste plutôt à une tentative de déréglementation d’un système dit révolutionnaire, avec des allures parfois mafieuses, afin de créer un cadre normalisé qui permette de continuer le même type de gestion politique, mais en plus rationnel et en plus acceptable. L’objectif étant non pas de libéraliser le pays – ni la liberté d’expression, ni la liberté d’association, ni même un cadre constitutionnel ne sont à l’ordre du jour -, mais de le rendre plus accessible, compréhensible et attractif pour les investisseurs. Car la Libye a besoin de beaucoup, beaucoup d’argent pour se développer. Avec ou sans Kadhafi ? Objectivement, rien de sérieux, sauf un coup d’État, par définition imprévisible, ne menace le « Guide » et sa famille. On s’oriente donc vers une sorte de monarchie révolutionnaire héréditaire.
Autre hypothèse, parfois avancée aux États-Unis pour justifier le rapprochement avec Kadhafi : la Libye, à force de s’ouvrir vers l’extérieur, finira forcément par s’ouvrir à l’intérieur. Par se démocratiser, en quelque sorte.
C’est un scénario de conte de fées, qui renvoie au rêve sans suite du « Grand Moyen-Orient » de l’administration Bush. La question que je pose à mes collègues américains est toujours la même : quel intérêt la caste dirigeante libyenne aurait-elle à agir en ce sens ? Rien ne l’y oblige, à l’intérieur comme à l’extérieur. Par contre, les risques qu’elle prendrait en ouvrant ainsi la boîte de Pandore seraient incommensurables. Ceux qui imaginent une Libye en voie d’occidentalisation, acceptant toutes les règles du jeu international, comprenant que son intérêt stratégique est de se doter d’un État, d’une administration et d’une pluralité politique, disposée à rejoindre le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, avec une gestion à la norvégienne de ses ressources énergétiques, ceux-là se trompent à mon avis lourdement. Tant que Kadhafi sera là, une telle évolution est d’autant moins envisageable qu’aucune pression, ni américaine ni européenne, ne l’y pousse.
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