Mohammed VI face à son héritage
Il y a deux ans et une poussière de jours, le 23 juillet 1999, Hassan II s’éteignait après trente-huit ans d’un règne sans partage au cours duquel auront été fondés et structurés, pour le meilleur et pour le pire, la vie politique et économique, l’inconscient collectif, les gloires et les tragédies de tout un peuple. Observateur passionné des dernières années du monarque, Ignace Dalle, ancien correspondant de l’Agence France Presse à Rabat, retrace, dans une monographie récemment parue(*), ce que furent les espoirs et les déceptions, parfois cruelles, engendrés par quatre décennies de pouvoir absolu. Dans sa conclusion, dont nous vous donnons ici à lire l’essentiel, il esquisse les contours du très lourd héritage légué par son père à Mohammed VI. Deux ans plus tard, force est de reconnaître que la partie négative de ce legs demeure toujours, très largement, intacte.
Le premier enseignement que l’on peut tirer du très long règne de Hassan II est qu’il a consolidé le trône marocain. Après avoir frôlé la catastrophe, il a réussi avec beaucoup de chance ou de « baraka » à redresser une situation qui paraissait bien compromise. Sorti miraculeusement indemne des deux complots de 1971 et de 1972, il a su exploiter avec intelligence la question du Sahara occidental pour se remettre en selle. Déjà très affaiblis par la répression et leurs divisions, les principaux partis politiques n’ont pas eu d’autre alternative que de lui emboîter le pas ou de faire de la surenchère, contribuant ainsi à promouvoir l’image d’un souverain raisonnable et pas du tout va-t-en-guerre. Pendant les dix années qui ont suivi la Marche verte, période qu’on pourrait appeler celle de la maturité, Hassan II a donc renforcé la monarchie, plus exactement les pouvoirs du monarque puisque, malheureusement, il n’a pas laissé se développer de véritables contre-pouvoirs qui auraient fait de la monarchie marocaine un régime sinon exemplaire, du moins d’équilibre.
Déjà en 1986, Abdallah Laroui, brillant intellectuel rallié au régime, se définissant non comme un anthropologue mais « comme un historien qui ne se demande pas si les hommes peuvent vivre heureux, s’épanouir intellectuellement sur un territoire délimité, dans le cadre d’une hiérarchie unanimement acceptée(1) », se félicitait que Hassan II soit parvenu à édifier un État moderne.
Selon A. Laroui, l’historien se contente d’enregistrer un « fait évident » : « Dans le monde où nous vivons, aucun groupe humain ne peut défendre son territoire, perpétuer ses valeurs sociales et culturelles, s’il ne sait pas se mobiliser rapidement, efficacement dans l’ordre et la discipline, dès qu’un danger se profile à l’horizon ; or personne ne peut se mobiliser ainsi sous la menace s’il n’a pas appris à le faire spontanément en temps de paix. »
Ce que permet la tradition.
C’est précisément cette ambition réussie que reconnaît à Hassan II Laroui : « Par sa double et solide culture juridique, il sait à la fois ce qu’est un État moderne, ce qu’est l’éthique islamique et ce qu’est la tradition marocaine. Bien avant d’accéder au trône alaouite, […] il a déjà une conscience précise de ce qu’exige la modernité et de ce que permet la tradition. »(1)
Convenons donc avec Abdallah Laroui que le souverain disparu a toute sa vie privilégié les valeurs d’ordre et la tradition et que les Marocains ont la chance de vivre dans une monarchie confortée, fût-ce au détriment de leur bonheur et de leur épanouissement intellectuel.
Son successeur Mohammed VI paraît en tout cas s’en accommoder fort bien. Il est en effet frappant de constater aujourd’hui qu’il prend la quasi-totalité de ses décisions par décret – dahir – sans impliquer le gouvernement, dont, au demeurant, personne ne sait dans quelle mesure il est consulté.
Ce fut notamment le cas lors de la mise à l’écart de Driss Basri qui fut décidée alors que le Premier ministre Youssoufi se trouvait à l’étranger. Même si personne, hormis les affidés du puissant ministre de l’Intérieur, n’aurait songé à se plaindre de cette initiative, les conditions dans lesquelles elle est intervenue montrent qu’on est très éloigné d’une monarchie constitutionnelle et qu’on se trouve toujours dans un système autoritaire.
En ne fonctionnant que de cette manière, le jeune roi prend d’ailleurs les risques inhérents à celui qui reste constamment en première ligne. Risques d’autant plus forts qu’il est encore loin d’avoir l’expérience de son père. La gestion de l’affaire Adib où, manifestement, le souverain s’est efforcé de calmer le jeu en faisant en sorte que la peine du capitaine soit réduite en appel, a montré les limites de l’exercice.
Un immense gâchis.
Soumis aux très fortes pressions d’une institution militaire rendue furieuse par les accusations de corruption portées contre elle par Mustafa Adib, Mohammed VI, pourtant bien disposé au départ à l’égard du jeune officier, a laissé faire. Il pourra toujours prendre une mesure de grâce, une fois l’émotion retombée.
Le second enseignement qu’on peut tirer du règne hassanien est celui d’un « immense gâchis », selon le mot d’Abdellatif Laâbi : « Ma génération avait la conviction, au lendemain de l’indépendance, que nous n’avions rien à envier à l’Espagne ou au Portugal. Le Maroc était un pays de grande culture, comparable à la Syrie ou à l’Iran. Nous avions une élite qui s’était engagée résolument dans la voie de la modernité et nous allions donc rejoindre le train de la modernité. Malheureusement, il y a eu un immense gâchis à tous les niveaux. Progressivement, l’État mafieux s’est constitué et a mis le pays en coupe réglée. »(2)
Laâbi déplore en particulier le traitement réservé à la culture et aux intellectuels par Hassan II : « Il a combattu d’une façon systématique les intellectuels. Au début des années soixante, il y avait un mouvement littéraire, qui est presque incompréhensible aujourd’hui. Puis, on a vu se développer une culture makhzénienne qui, petit à petit, a récupéré artistes et intellectuels. »(2)
C’est aussi l’opinion de l’écrivain Abdelhak Serhane qui parle, lui, du « grand mensonge » dans lequel les Marocains ont vécu quatre décennies durant. Dans un article publié par Jeune Afrique quelques semaines après l’éviction de Driss Basri et de certains de ses proches, Serhane affirme qu’il s’agit là du « meilleur cadeau » que Mohammed VI pouvait offrir à son peuple à l’occasion de l’an 2000 : « Le démantèlement du système Basri vient d’être entamé avec le limogeage des anciens walis et gouverneurs. Véritables piliers de l’ancien régime, ces hommes ont sévi impunément pendant de longues décennies : vols, clientélisme, affairisme, corruption, abus de biens sociaux, mépris du peuple et détournement de fonds publics. Dans leur majorité, ils sont restés en poste plus de vingt ans et ont accumulé des fortunes colossales au mépris de la loi et du droit. Au vu et au su de tous. […] Plus les gens étaient indignes, odieux, escrocs, plus ils avaient, semblait-il, de chances de grimper dans la hiérarchie… »(3)
Des solutions clientélistes.
Combinaison d’un système de gouvernement précolonial, dans lequel le souverain est à la fois chef religieux, militaire et temporel, avec la structure administrative de l’État de type napoléonien, héritée de la colonisation, et celle de l’État-patron construit après les indépendances, l’État-Makhzen, version seconde moitié du XXe siècle, a investi l’ensemble des champs politique, religieux, militaire et temporel. L’une de ses tâches principales consiste, comme on l’a vu, à interdire l’émergence de tout concurrent à vocation hégémonique, parti politique ou entrepreneur.
« Pour l’État makhzénien, écrivait Jean-Jacques Guibbert en 1992, le politique et l’économique sont intimement liés : l’intervention de l’État (services sociaux, subventions aux produits de première nécessité, politique ambitieuse d’habitat social, etc.) et le contrôle de l’État sur une partie importante de l’économie sont un outil fondamental de régulation du système. »(4)
Et pour l’économiste Driss Ben Ali, une telle mécanique permet de « trouver des solutions clientélistes, distribuer des privilèges, ménager des intérêts, créer des situations de rente qui suscitent des soutiens »(5).
De son côté, Mounia Bennani-Chraïbi, politologue, déplore que Hassan Il n’ait pas laissé d’institutions solides et crédibles.
« N’importe qui peut se transformer en cauchemar s’il n’y a pas de contre-pouvoirs », souligne-t-elle.(6)
Même si elle regrette leur « culture Makhzen », elle déplore que Hassan II ait discrédité les partis politiques pour les affaiblir. Elle n’aime pas la « mode » actuelle qui consiste à les « casser ». Elle voit dans ce discrédit une « bombe à retardement ».
« Est-ce que l’économique va s’autonomiser du politique ? » est pour elle une des vraies questions à se poser aujourd’hui, car « la démocratie c’est l’autonomisation des champs ».
À cet égard, elle craint une marginalisation du gouvernement par Mohammed VI qui, à son avis, s’investit trop, notamment dans le champ social.
Béatrice Hibou, économiste qui a beaucoup travaillé sur le rapport du politique à l’économique, est relativement indulgente pour le Maroc, un pays, selon elle, « très banal », quand on le compare à des pays de niveau de développement équivalent. Elle estime que si Hassan II a peut-être eu du génie en politique, il n’en a pas eu dans le domaine économique. « Au fond, note-t-elle, les pays qui ont fait leur révolution industrielle sont très rares. »
Pour elle, une des spécificités de l’économie marocaine est la structure des différents secteurs : « L’agriculture comme l’industrie sont très inégalitaires. »
Mais, pour apprécier réellement le niveau de précarité ou de pauvreté, il faudrait avoir d’excellents instruments statistiques. Il faut être très prudent, car on ne prend pas suffisamment en compte tout le secteur informel.
Elle relève encore qu’il est extrêmement difficile à un jeune qui souhaite créer son entreprise de réussir s’il n’est pas coopté par les réseaux en place. Autrement dit, la nomenklatura se reproduit et voit d’un mauvais oeil débarquer les intrus…
Comme beaucoup de régimes autoritaires, le Maroc tient, selon elle, « par l’opacité des relations politico-économiques ». À titre d’exemple, elle cite le cas des privatisations qui ont surtout permis de renforcer les grands groupes.(7)
Une priorité : l’éducation.
Si les investissements sont si faibles, c’est parce que les investisseurs potentiels n’ont pas d’intérêt à venir au Maroc, la productivité des entreprises marocaines n’étant pas assez attractive.
Pour Béatrice Hibou, l’éducation est absolument prioritaire et conditionne le développement du royaume. « On ne peut pas faire grand-chose avec 60 % d’analphabètes », souligne-t-elle en estimant, comme de nombreux intellectuels marocains, que le bilan éducatif est un des grands échecs du règne de Hassan II.
Pour Zakya Daoud, ce dernier a parfois utilisé la modernité au service de la tradition, mais c’était profondément un homme du passé, déphasé par rapport à son époque. L’auteur d’Abdelkrim estime que Hassan II a profondément changé après les deux tentatives de coup d’État, qu’il a perdu ses dernières illusions sur ses compatriotes. Il est devenu beaucoup plus cynique, dur. Faire peur, terroriser est devenu une façon de gouverner. Cela dissuade !
Zakya Daoud s’amuse aussi de voir comment bon nombre d’intellectuels de l’USFP, dont plusieurs collaborèrent à Lamalif, sont devenus ministres : « J’ai vu comment ils ont été happés ! Il y a eu dix ans de préparation… »(8)
Pas de relève politique.
Elle observe avec intérêt et espoir Mohammed VI au pouvoir, déplorant que le gouvernement Youssoufi ne se soit pas davantage imposé dans les jours qui ont suivi la mort de Hassan II.
« Mohammed VI, dit-elle, change plus que les autres. Il n’y a pas de classe politique, pas de relève politique. »
Dans ses deux premiers discours, celui du Trône prononcé le 30 juillet, quelques jours après la mort de son père, et celui du 20 août à l’occasion du 46e anniversaire de la révolution du Roi et du Peuple, Mohammed VI a fait assez forte impression. Le « social », comme on dit, a été au centre de ces deux interventions, le souverain rappelant l’intérêt qu’il portait aux questions sociales quand il n’était encore que prince héritier. Il a également exprimé une « sollicitude particulière » pour « les catégories démunies ou défavorisées ». Il a en particulier évoqué les ruraux contraints d’abandonner leurs terres, l’enseignement défaillant, « l’absence d’une stratégie de développement intégré fondée sur l’organisation des activités agricoles et autres ».
Les femmes qui représentent « la moitié de la société » et dont les droits sont « bafoués », les handicapés physiques, qu’il veut « actifs et productifs », ont eu droit également à son attention.
Mais si ce discours très ouvert sur la société marocaine et ses difficultés quotidiennes tranchait sur ceux du père, Mohammed VI n’en a pas moins réaffirmé son engagement personnel dans la légitimité et la continuité historique de ses deux prédécesseurs. Il a notamment mis l’accent sur son « attachement extrême » à la monarchie constitutionnelle, au pluralisme politique, aux institutions du pays et aux droits de l’homme. Bref, il n’a strictement rien lâché et chaussé avec ravissement les bottes de la dynastie alaouite.
À la fin de l’année 2000, la popularité de Mohammed VI demeure élevée. En congédiant le funeste Driss Basri, en faisant assez rapidement après son intronisation le tour des provinces du Nord, totalement ignorées par son père, en investissant l’espace social, en se comportant de manière simple avec les gens, le petit-fils de Mohammed V a su trouver l’attitude qui convenait. Tout cela ressort plus du symbole ou des signes que d’une véritable politique, mais, au moins dans les débuts, personne ne saurait s’en plaindre.
L’intendance, malheureusement, ne suit pas toujours et a même tendance à déraper. Parfois, c’est le gouvernement qui manque de manières en organisant un petit raout à la gloire de Driss Basri. On ne pourra pas accuser Abderrahmane Youssoufi de démagogie, mais le ministre de l’Intérieur déchu n’en demandait sans doute pas tant !
Plus souvent, c’est le ministre de l’Intérieur, Ahmed Midaoui, qui, à son corps défendant, découvre qu’on ne change pas d’un coup de baguette des comportements de flic. Les docteurs et licenciés chômeurs se font régulièrement tabasser par les compagnies mobiles d’intervention, à Rabat notamment puisque c’est là qu’ils se rappellent au bon souvenir du pouvoir. Beaucoup plus gênants, les coups qui pleuvent sur des handicapés et même sur des aveugles. La presse proteste mais attend toujours que la hiérarchie policière soit sanctionnée…
La suspension du Journal, de As Sahifa – avant leur interdiction définitive -, la fermeture du bureau de la télévision qatarie al-Jazira, l’interdiction faite une fois à Jeune Afrique de rentrer au Maroc, les ennuis de France 3 lors du pèlerinage à Tazmamart en octobre 2000, l’expulsion du directeur de l’AFP, début novembre suivant, les graves menaces qui pèsent sur l’Association marocaine des droits humains, constituent autant de signes inquiétants pour l’avenir.
Comment tourner la page ?
Certes, à 38 ans, le souverain doit prendre la mesure de toutes les forces et de tous les intérêts qui l’entourent. Il marche sur des oeufs, mais avance aussi quelquefois dans le bon sens. L’indemnisation tout à fait convenable – de l’avis des intéressés(9) – des familles des disparus ainsi que des survivants de Tazmamart, le retour d’Abraham Serfaty, qui a mis beaucoup d’eau dans son vin, sont encourageants. Mais un débat que ne pourra pas éternellement éluder le pays concerne le sort de tous ceux qui ont été impliqués dans les années de plomb. Si les institutions militaire et policière sont totalement bloquées sur ce plan – on les comprend -, les désaccords agitent également le monde politique et même associatif. Pour les uns, il faut se contenter d’une indemnisation et tourner la page, le pays n’étant pas encore prêt à affronter la vérité. Pour d’autres, qui rappellent les mères argentines ou les familles chiliennes, tous les tortionnaires doivent rendre des comptes. Par respect pour les disparus et pour les innombrables victimes de ces sombres années.
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