Les frères ennemis
Le président Faure Gnassingbé et son ministre de la Défense Kpatcha, tous deux fils d’Eyadéma, ne sont d’accord sur rien, ou presque. Enquête sur un duel au sommet de l’État.
Le président gabonais, Omar Bongo Ondimba, doyen des chefs d’État du continent, rarement à court d’arguments pour réconcilier tous ceux qui sont en brouille, a tenté. En vain. Son homologue burkinabè, Blaise Compaoré, « facilitateur » du dialogue intertogolais, a lui aussi essayé. Sans plus de succès. Les amis de Gnassingbé Eyadéma, le défunt père des deux protagonistes, ne ménagent pas leur peine pour éviter que le conflit entre ces derniers ne dégénère.
Le chef de l’État togolais, Faure Gnassingbé, et son frère et ministre de la Défense, Kpatcha Gnassingbé, sont aujourd’hui en froid, comme on dit pudiquement. Le 1er novembre, à l’occasion de la fête de la Toussaint, toute la famille réunie autour de la sépulture du père a pu se rendre compte de l’état de dégradation des rapports entre les deux hommes. Tout juste ont-ils échangé un « bonjour » glacial que les seules circonstances ne pouvaient expliquer. Faure et Kpatcha ne se voient plus en dehors des séances du Conseil des ministres, ne s’appellent pas et ne dépassent pas le minimum exigé par le protocole entre un chef d’État et son ministre. Même si, officiellement, tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes entre le président et son « subordonné ».
Convoqué courant septembre à Ouagadougou, alors que tout Lomé bruissait de rumeurs de coup d’État, Kpatcha a dédramatisé et tout nié. Sous le feu nourri des questions de Blaise Compaoré et de son ministre des Affaires étrangères, Djibrill Bassolé, qui s’est beaucoup occupé du dossier togolais et s’y investit encore, il a arrêté une ligne de défense et n’en a pas bougé : « Je ne prépare aucun putsch contre Faure. J’ai certes des divergences avec lui sur la conduite du pays et du parti, mais je n’utiliserai pas la force contre lui. Sur le plan personnel, il est vrai que nous ne sommes pas proches mais nous ne sommes pas obligés d’être des amis. » À la fois rassurant et inquiétant, ce discours répété invariablement à tous les go-between a une vertu : il pose, sans directement le faire, le problème. Ce qui ne facilite pas la médiation car il semble dire qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
Tous les témoignages sont unanimes : autant Faure s’ouvre à tous ceux qui proposent leurs bons offices, autant Kpatcha, d’ordinaire disert, les freine dans leur élan en se faisant avare de commentaires. Les seuls avec lesquels il accepte d’aller au fond des choses sont sa « garde rapprochée » : une brochette d’officiers, d’hommes d’affaires notamment libanais, mais également d’anciens compagnons de route de son père déçus de Faure. Parmi eux, on trouve les généraux et anciens ministres Assani Tidjani et Zoumaro Gnofame, l’ex-chef du gouvernement Agbéyomé Kodjo, l’ancien président de l’Assemblée nationale, Fambaré Ouattara Natchaba…
Ces crocodiles du marigot politique togolais, dignitaires du régime et caciques du parti au pouvoir, le Rassemblement du peuple togolais (RPT), ont réussi à faire caresser à leur poulain l’idée qu’il est le véritable successeur du baobab de Pya, comme d’aucuns appelaient Eyadéma père, tombé le 5 février 2005. Pour essayer de l’en convaincre, ils n’ont pas hésité à jouer sur une corde à la fois douteuse et sensible : marteler à Kpatcha, de père et de mère kabyés, qu’il est plus le fils du général disparu que Faure, né, lui, d’une mère éwée. Grand et costaud, le ministre de la Défense ne boude pas son plaisir de s’entendre dire que, physiquement, il ressemble plus à Gnassingbé Eyadéma que Faure.
Selon une source diplomatique en poste à Lomé, « le jeune frère du président, qui se préoccupait de la réaction de la communauté internationale au cas où il s’emparerait du pouvoir, n’en fait plus un casse-tête. Il est de plus en plus sensible aux arguments de ses proches, qui lui rappellent à l’envi que son père a dirigé le Togo sous embargo pendant plus de dix ans et que le pays n’a pas disparu pour autant. » Patron de l’armée, dont il est le ministre depuis près de deux ans et demi et qu’il contrôlerait plutôt bien, Kpatcha représente une réelle menace pour le régime de Faure, la seule depuis la défaite de l’opposition aux récentes élections législatives du 14 octobre.
Quant au chef de l’État, il s’est entouré d’un état-major composé, entre autres, de son ami et ministre de la Coopération, Gilbert Bawara, de son directeur de cabinet, Pascal Bodjona, et de son bras armé financier, la directrice des impôts Ingrid Awadé. Laquelle a posé l’année dernière un véritable acte de guerre, en infligeant un redressement fiscal à Bassam el-Najjar, un Libanais installé de longue date à Lomé et, surtout, un proche parmi les proches de Kpatcha. Incapable de payer les 9 milliards de F CFA qui lui ont été réclamés, l’homme d’affaires a choisi de quitter clandestinement le pays. La fuite de celui que tout le monde considère comme son porteur d’affaires a mis le ministre de la Défense dans tous ses états et l’a davantage braqué contre son président de frère.
Où s’arrêtera cette lutte fratricide pour le pouvoir ? Comment circonscrire cette crise familiale qui risque de mettre un terme au long règne des Gnassingbé sur le Togo ? À quoi tient-elle ? Sans doute à la rivalité qui serait somme toute banale si elle ne mettait en jeu l’avenir du pays. À la personnalité différente aussi de deux frères qui ne manquent pas d’ambition, de deux fils de président que tout oppose, à commencer par la jalousie inspirée au cadet par les faveurs que, de son vivant, le père a faites à l’aîné.
Faure, 41 ans, et Kpatcha, 38 ans, n’ont de commun que le nom qu’ils portent. Le premier est réservé, discret et introverti, ce que Gnassingbé Eyadéma a jugé être des qualités suffisantes pour faire de lui son homme de confiance, son missi dominici dans des missions délicates et un des ministres écoutés de son gouvernement. Le second est impulsif, expansif et brutal. Son défunt père, qui connaissait parfaitement chacun de ses enfants, ne lui confiait que des tâches en rapport avec l’usage de la force. D’où ses excellents rapports avec la haute hiérarchie de l’armée, avec laquelle il a exécuté de nombreuses missions.
Faure est ouvert au monde et a été formé à l’université de Paris-Dauphine, en France, puis aux États-Unis. Kpatcha est un produit du pays, à la formation plutôt sommaire. Ses références : le passage au collège militaire de Tchichao, dans le nord du pays, au lycée de Kara, dans le fief paternel, puis au lycée technique de Lomé. Puis un séjour à la Southeastern University de Londres et un diplôme de bachelor of science (licencié ès sciences) que d’aucuns lui contestent. Le président togolais a un certain sens de l’État, pour avoir collaboré très étroitement avec son père. Pour avoir également exercé, jeune, des fonctions gouvernementales. Le ministre de la Défense est, lui, plus porté sur les affaires, pour n’avoir évolué que dans des secteurs juteux : après avoir été directeur de la Société d’administration des zones franches (Sazof, un paradis fiscal pour entreprises étrangères), son premier poste, il s’est fortement impliqué dans la gestion du Port autonome de Lomé. Ce qui lui a permis de tisser de très forts liens avec les milieux d’affaires dans ce pays où tout s’importe.
Le premier, gardien du patrimoine de la famille, est un gestionnaire pointilleux, jugé économe par plus d’un. Le second, connecté aux réseaux financiers, est réputé dispendieux, surtout quand il s’agit d’entretenir ses amitiés au sein des forces de défense et de sécurité.
Plus « africain », plus chaleureux, le ministre de la Défense est réputé plus généreux et plus sociable que le chef de l’État. Ce qui lui vaut une réelle sympathie au sein de la famille, « au village » et dans certaines sphères de l’État.
Mais sympathie ne veut pas dire chèque en blanc. Les Gnassingbé ne veulent pas d’un affrontement ouvert qui risquerait de leur faire perdre le pouvoir et de les placer dans l’obligation de rendre des comptes après quarante ans de règne. Ils ne cessent de le répéter à l’occasion des conseils de famille qu’ils multiplient pour éviter que la crise entre les deux frères ne dégénère. Si les opinions divergent au sein de cette large fratrie, les plus en vue des frères sont, pour la plupart, du côté de Faure. À l’image du très politisé Mey Gnassingbé, fondateur de Jeunesse en mouvement (JEM), une association présente sur le terrain de la lutte contre la pauvreté et le chômage des jeunes. Seul Toï, frère jumeau de Kpatcha, n’affiche pas un soutien clair au président. Est-ce pour cela qu’il est l’un des rares à ne rien avoir du côté de la présidence, pas même un poste de conseiller ?
Proche de l’armée qu’il tient et à laquelle il s’intéresse de près depuis son passage dans un collège militaire, le ministre de la Défense fait peur par le spectre du coup d’État militaire qu’il fait planer au-dessus du palais de Lomé 2. Et nombre d’observateurs estiment que les hauts officiers lui obéissent au doigt et à l’œil et qu’il les couvre d’autant plus de largesses qu’il est complètement isolé à l’extérieur du pays. Sa nomination à la tête du département de la Défense a renforcé son emprise sur la grande muette. Au grand dam de son président de frère qui regrette fort, aujourd’hui, de l’avoir placé à cette position stratégique. Faure a pourtant hésité avant de le faire, au lendemain de son élection à la magistrature suprême, le 24 avril 2005. Alors que Kpatcha a marqué sa préférence pour ce strapontin, soutenu par les hauts officiers et par une partie de la famille, Faure a hésité et a demandé conseil à certains de ses homologues.
Olusegun Obasanjo, alors à la tête du Nigeria et président en exercice de l’Union africaine, lui a donné un avis défavorable. Général dans une autre vie, Obasanjo a tenu à le mettre en garde : « Votre frère est ambitieux et s’estime aussi légitime que vous pour diriger le Togo. C’est imprudent de mettre entre ses mains la plus importante force de frappe du pays : l’armée. » Le numéro un burkinabè, Blaise Compaoré, qui sait, lui aussi, de quoi il parle, pour avoir été capitaine, a abondé dans le même sens, estimant que le nouveau pouvoir togolais gagnerait, pour plus de crédibilité, à ne pas s’identifier à une famille qui s’en partagerait les leviers de commande.
Mais Faure n’est pas parvenu à surmonter la pression du « lobby » mis en place par Kpatcha. D’autant qu’un autre de ses pairs, John Kufuor, lui a indiqué qu’il n’y trouvait aucun inconvénient. Et pour une raison évidente : le chef de l’État ghanéen avait son propre frère à la tête du département de la Défense.
S’il a concédé le poste, le chef de l’État ne s’est jamais résigné à laisser les forces armées sous l’entier contrôle de son frère. Et ce n’est pas un hasard s’il a tenu à choisir un colonel, Pitalouna-Ani Laokpessi, comme ministre de la Sécurité. Il n’est pas rare d’ailleurs que cet ex-chef d’état-major adjoint de l’armée conduise nuitamment des compagnons d’armes auprès du chef de l’État. Tant il est difficile, devant de telles tractations secrètes et alliances en coulisses, de savoir qui roule pour qui.
Chacun des deux camps affûte ses armes et entretient ses réseaux en silence. Ceux qui ont le moins intérêt à une confrontation ne renoncent pas toutefois à chercher un dénouement pacifique. De passage à Conakry début novembre, Mey Gnassingbé a réussi à convaincre le Premier ministre guinéen, Lansana Kouyaté, très proche ami de son défunt père, de tenter une médiation. Réussira-t-il là où d’autres n’ont jusqu’ici obtenu que de vagues promesses de réconciliation ?
Seule certitude : au lendemain de la démission, le 13 novembre, du Premier ministre Yawovi Agboyibo, et à la veille de la formation du nouveau gouvernement, le maintien de Kpatcha au sein de l’équipe, a fortiori à son poste de patron de l’armée, était sérieusement en balance. L’intéressé tenant naturellement à garder la haute main sur les casernes, le chef de l’État, hésitant, comme en 2005, à accéder cette fois à un tel souhait. Et quelle qu’elle soit, la décision sera une indication de l’évolution du rapport des forces entre les deux frères ennemis.
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