La bombe Seck
L’ex-Premier ministre, qui pourrait répondre de graves accusations devant la justice, est-il une menace pour le président Abdoulaye Wade et son régime ?
C’est l’histoire d’une banale brouille entre un « père » et son « fils » qui vire au duel sans merci. La bataille est rude entre Idrissa Seck, 46 ans, et son mentor, Abdoulaye Wade, 79 ans, dont il fut le directeur de cabinet puis le Premier ministre de mars 2000 à avril 2004. Le scénario à la Costa-Gavras des années 1970 en était écrit depuis plusieurs mois déjà et ne pouvait aboutir qu’à cet affrontement politico-judiciaire lourd de menaces pour le pays. Restait simplement à savoir quand et où. Ce fut le 15 juillet à la Direction des investigations criminelles, un des services de la police judiciaire. Ce jour-là, quand tôt le matin Idrissa Seck quitte son domicile dakarois situé dans le quartier de Point E pour répondre à la convocation de la DIC, il prend l’opinion sénégalaise à témoin : « Je ne suis ni diabétique, ni cardiaque. Dieu merci, je suis dans un parfait état de santé. Musulman convaincu, ou tout au moins aspirant à l’être, j’abhorre le suicide. S’il m’arrive donc quoi que ce soit, ce sera entièrement imputable à ceux qui m’ont convoqué. Je lutterai jusqu’au bout avec mes avocats, mes amis et mes partisans pour battre en brèche les accusations de malversations portées contre ma personne. »
Le propos se veut autant une invite à la vigilance qu’un rappel aux troupes. Et Idi, comme l’appellent la plupart de ses compatriotes, ne pouvait faire moins avant de se soumettre à un interrogatoire sur des faits de mauvaise gestion répertoriés dans un rapport de l’Inspection générale d’État (voir J.A.I. n° 2323). D’autant qu’il ne sait pas encore qu’il passera la nuit en détention pour… atteinte à la sûreté de l’État. Une infraction politique qui expose son auteur à des peines allant jusqu’à vingt ans de prison, et le frappe évidemment d’inéligibilité. Elle donne surtout à l’affaire une tournure autrement plus grave. Du jamais vu au Sénégal depuis l’affrontement, en 1962, entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, le premier ayant accusé le second de tentative de coup d’État.
Les avocats de l’interpellé s’empressent de qualifier ce revirement spectaculaire de « détournement de procédure ». N’ayant pu atteindre ce jour même le quorum des députés pour installer la Haute Cour de justice – compétente pour juger Seck pour des présumées malversations commises dans l’exercice de ses fonctions de Premier ministre -, le pouvoir d’Abdoulaye Wade use d’un artifice juridique pour arriver à ses fins : porter contre Seck l’accusation fourre-tout d’atteinte à la sûreté de l’État pour pouvoir le garder à vue pendant quatre-vingt-seize heures renouvelables une fois, hors la présence de ses avocats.
Assisté d’officiers principaux et d’inspecteurs de police, le patron de la DIC, le commissaire Assane Ndoye, harcèle l’ex-Premier ministre de questions sur ses relations avec certaines autorités de l’État ou des hommes d’affaires étrangers, notamment libanais et français. Mais aussi, et surtout, sur ses liens jugés « suspects » avec quelques hauts responsables de l’armée. Les enquêteurs cherchent à trouver une explication aux visites nocturnes répétées de hauts officiers à son domicile. Les bons rapports entre Seck et l’ex-chef d’état-major de l’armée, le général Mamadou Seck, sont également évoqués.
Au bout de quelques heures d’audition, Ndoye notifie à l’ancien Premier ministre le nouveau chef d’inculpation – l’atteinte à la sûreté de l’État – puis l’informe de sa décision de le garder à vue. Idi passe sa première nuit de détention non au commissariat de police du Port, comme le rapporte une rumeur persistante à Dakar, mais dans les locaux même de la Direction de la police judiciaire (DPJ), en plein centre-ville. Il dort dans le bureau – climatisé – de l’inspecteur Diompy, transformé pour l’occasion en quatre étoiles… équipé d’un lit de campagne et d’un matelas.
Dès le lendemain matin, 16 juillet, une série de perquisitions sont menées dans les propriétés de Seck à Dakar, Thiès, mais aussi à Saly et Sendou, deux stations balnéaires situées sur la façade atlantique du Sénégal. Les enquêteurs sont à la recherche de ces fameux objets et documents de nature à éclabousser la République que le gardé à vue prétend détenir par devers lui. Ils ne saisiront que deux ordinateurs, des consoles de jeux, des CD-Roms, des DVD et autres cassettes VHS, un coffre-fort contenant 1,7 million de F CFA… Interrogés par les informaticiens de la police, ceux de la Direction de l’automatisation du fichier électoral, les mémoires des ordinateurs ainsi que les CD-Roms ne disent rien que des banalités.
Mais Idrissa Seck n’est pas le seul à être visé par les perquisitions et interrogatoires. Le 16 juillet, le prospère homme d’affaires Hassan Farez, réputé être « l’homme de confiance » du maire de Thiès, reçoit la visite des enquêteurs. Perçu par le Palais comme l’un des possibles dépositaires de ces « bombes » que ce dernier pourrait faire éclater pour mettre à mal le régime, il est interpellé par la DIC et placé en détention.
Sénégalais d’origine libanaise, Farez est à la tête d’un groupe industriel tentaculaire qui va de l’unité de production de l’eau minérale Kirène à l’entreprise de BTP Batimat, d’une société de vente de meubles de luxe, Majorelle, à l’immobilier. « Cristallines », son immense complexe de résidences à Saly, compte parmi ses locataires un certain Idrissa Seck.
Aucun fidèle de ce dernier n’est épargné. À tour de rôle, les limiers de la DIC interrogent, le 21 juillet, l’ex-ministre de l’Enfant, de la Femme et de la Solidarité, Awa Guéye Kébé ; l’ex-patron de la Pépinière des cadres libéraux, aujourd’hui exclu du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), Yankhoba Diattara… Sans grand résultat.
Le 19 juillet à minuit passé de quelques minutes, après que sa période de garde à vue a été reconduite pour quatre-vingt-seize heures, l’ex-Premier ministre est – pour la première fois depuis sa convocation – autorisé à rencontrer pour une heure Me Boucounta Diallo, coordonnateur du collectif d’avocats de la défense. Seck lui apprend qu’il a été le plus clair du temps interrogé sur l’inculpation d’atteinte à la sûreté de l’État, et presque pas sur « les chantiers de Thiès », dont il est le premier édile et, comme tel, présumé mêlé aux malversations qui auraient émaillé leurs financements.
Apparu serein et calme à son défenseur, Idi semble s’accommoder de sa détention. Il a obtenu que les enquêteurs observent une pause pour lui permettre de s’acquitter de ses cinq prières quotidiennes. Quand les interrogatoires lui laissent quelque répit, il s’adonne également à des exercices physiques. Il ne consomme de nourriture et de boisson que celles qui proviennent de son domicile du Point E et lui sont remises en main propre par son garde du corps, Vieux Sandiéry Diop. Cet officier de police, désarmé et en voie de radiation sur décision du ministre de l’Intérieur, est le seul, en dehors des enquêteurs, à voir le gardé à vue. Il lui apporte chaque matin des vêtements de rechange. Mais ignore tout des endroits où son patron passe ses nuits. Des informations connues du seul commissaire Assane Ndoye, qui estime que même « [son] propre chef ne sait pas où peut se trouver Idrissa Seck ».
Des sources proches du dossier indiquent toutefois que l’ex-Premier ministre ne passe jamais deux nuits de suite au même endroit. Coupé de ses avocats, il l’est aussi de sa famille. Il a « expédié » son épouse et leurs quatre enfants en France, quelques jours avant son interpellation, quand il a senti l’étau judiciaire se resserrer sur lui. À son arrivée à Paris, la famille est descendue à l’hôtel Saint-James, dans le 16e arrondissement, avant de se disperser. Les enfants, âgés de 5 à 14 ans, ont été envoyés en colonie de vacances. Leur mère a quitté le château-hôtel pour une résidence parisienne tenue secrète pour raison de sécurité. Comme si l’affaire Seck devait connaître des rebondissements inattendus.
Elle n’en est pas encore là, même si elle plonge le gouvernement et les hautes administrations dans l’expectative, place les autorités sénégalaises (le ministre de l’Intérieur, le procureur de la République, le patron de la DIC…) sur la défensive et les pousse à s’expliquer, à « communiquer » toujours davantage. Quelquefois maladroitement. À l’image du ministre de l’Intérieur Ousmane Ngom, qui commet un écart en évoquant des éléments du dossier au cours du point de presse du 15 juillet.
Alors que le régime d’Abdoulaye Wade est (enfin !) parvenu à installer la Haute Cour de justice le 20 juillet et mène la bataille de l’opinion pour faire accepter comme un acte de salubrité économique une affaire perçue, à tort ou à raison, comme un règlement de comptes politique, Seck travaille à sa défense, recrute un pool d’avocats qui réunit des ténors du barreau sénégalais comme l’ex-ministre de la Justice Doudou Ndoye. De grands noms de la société civile comme le président de la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme (FIDH), Sidiki Kaba, plaident également dans le dossier. D’autres défenseurs, dont le Français Me Francis Spizner, devraient se joindre au collectif.
Après une « tournée d’explication » menée dans les jours qui ont suivi l’interpellation de leur mentor, quelques proches (Awa Guèye Kébé, Pape Diouf, Waly Fall, Oumar Sarr…) réussissent à rallier à leurs arguments les chefs de partis d’opposition, les leaders d’organisations de la société civile, certaines chancelleries occidentales. Même la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice, de passage à Dakar, a dû se prononcer sur l’affaire. « Je crois comprendre, a-t-elle indiqué, que l’enquête suit son cours. C’est une affaire dont la presse parle librement, ce qui est un bon signe. Évidemment, nous soutenons partout dans le monde la loi et l’État de droit ainsi qu’un système libre. Nous l’attendons de tous, y compris de nos amis. »
Les responsables du clergé catholique dans le pays ainsi que ceux des familles maraboutiques de Touba et de Tivaouane ne sont pas en reste. Après son alter ego tidiane, Serigne Mansour Sy, le calife général des mourides Serigne Saliou Mbacké aurait ainsi exhorté Wade à libérer Seck, pour la sauvegarde de la quiétude au Sénégal. Ces deux très hautes personnalités religieuses, gardiennes des grands équilibres, ne sont pas les seules à s’investir pour éteindre un feu susceptible d’embraser le pays. Alioune Badara Niang, compagnon de quarante ans de Wade, cofondateur du PDS et cousin de Seck, a fait parvenir au chef de l’État, le 19 juillet, une longue lettre l’invitant à se soustraire de l’emprise des faucons de son entourage pour jouer la carte de la réconciliation.
L’élargissement de l’ex-Premier ministre semble toutefois plus facile à dire qu’à faire. Le chef de l’État lui-même, Abdoulaye Wade, y joue sa crédibilité, après avoir battu le rappel de l’opinion sur le thème de la lutte contre la mauvaise gouvernance. Les Sénégalais ne comprendraient pas que le rapport de l’Inspection générale d’État sur « les chantiers de Thiès » passe par pertes et profits, comme la quasi-totalité des audits sur la gestion du défunt régime socialiste qui dorment toujours dans les tiroirs.
La porte, il est vrai, est très étroite, et Wade risque gros à juger un homme avec lequel il a cheminé pendant trente ans, et qui n’exclut pas d’user de certains éléments en sa possession pour se protéger – et pour rebondir de plus belle. Ses partisans, qui ont drainé des milliers de manifestants le jour de l’interpellation de leur chef de file, n’en doutent pas et l’affublent déjà du manteau de présidentiable. Et à en croire son proche entourage, l’intéressé lui-même travaille à une reconfiguration du champ politique. Après le lancement, début juillet, des Forces intégrées pour la démocratie et la liberté (Fidel) par un de ses affidés, Yankhoba Diattara, un parti est en cours de constitution dans chaque région du Sénégal, soit une dizaine de formations politiques appelées, avec les organisations de tous ordres réunies au sein du Mouvement de soutien à Idrissa Seck (Msis), à mettre sur pied l’attelage qui ira à la conquête de l’Assemblée nationale aux législatives de 2006. En attendant la présidentielle de l’année suivante.
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