Le pharaon des télécoms

Asie, Maghreb, Europe… Dix ans après avoir créé Orascom Telecom, le milliardaire égyptien est à la tête d’un empire qui n’en finit pas de s’étendre. Son secret : « aller là où les concurrents n’osent pas aller ».

Publié le 14 décembre 2008 Lecture : 7 minutes.

Première fortune africaine, le milliardaire égyptien Naguib Sawiris a la nonchalance de ceux qui pensent n’avoir rien à prouver. Il pique du nez pendant la conversation ? « Normal, c’est l’heure de ma sieste quotidienne », lâche-t-il dans un bâillement, les yeux mi-clos. Normal comme la croissance d’Orascom Telecom, le groupe de téléphonie mobile qu’il a fondé en 1998 : 70 millions d’abonnés dans sept pays émergents et 2 milliards de dollars de résultat net en 2007. Des performances qui tiennent, dixit Sawiris, à deux ou trois recettes simples, presque des évidences. Dans un anglais mâtiné d’un accent arabe, il les décline, le dos tourné à l’Arc de triomphe qui trône derrière la fenêtre de ses bureaux parisiens : « choisir des marchés à forte population », « prendre des risques », « aller là où les concurrents n’osent pas aller ». Derrière le grand front du magnat égyptien, il n’y a ni emphase ni jubilation. Juste l’inébranlable ?assurance que tout doit lui réussir. « Normal ».
Né en 1954 dans une famille copte du Caire, Naguib Sawiris a de qui tenir. Son père, Onsi, est le fondateur, en 1976, d’Orascom Construction Industries. Cette entreprise de BTP compte aujourd’hui 40 000 employés et réalise des travaux publics dans tout le monde arabo-musulman (Irak, Émirats, Syrie, Turquie, Algérie…). L’affaire a été bâtie au gré des aléas politiques : en 1961, après la nationalisation de sa première société par Nasser, Onsi Sawiris se réfugie en Libye. En 1976, il rentre en Égypte et profite de la libéralisation pour repartir de zéro. Trente-deux ans plus tard, il figure au palmarès des plus grosses fortunes mondiales du maga­zine Forbes, au 96e rang (9,1 milliards de dollars d’avoirs). Nassef et Samih, les deux jeunes ­frères de Naguib, aussi. Le premier, qui a repris les activités paternelles, pointe à la 68e place (11 milliards), le second, qui a diversifié le groupe en créant une branche tourisme, Orascom Hotels and Development, à la 396e. Des trois frères, Naguib, 60e au classement Forbes, est le plus riche (12,7 milliards).

Jusqu’en Corée du Nord…
Comme pour montrer que tout ne lui a pas été donné, ce dernier insiste sur le fait qu’il a voulu « travailler pour lui et gagner son propre argent » avant de rentrer dans la boîte de papa. Après une scolarité dans un établissement évangélique allemand de la capitale égyptienne, il s’inscrit à l’École polytechnique de Lausanne, en Suisse, d’où il sort avec un diplôme d’ingénieur, puis se lance dans l’export. Mais l’émancipation est de courte durée : deux ans. En 1979, il rejoint le giron familial et développe petit à petit des activités de télécommunications au sein d’Orascom. Dans l’ombre d’Onsi… Il lui faudra attendre près de vingt ans avant de réaliser son premier coup d’éclat : l’achat, en 1998, de la deuxième licence mobile égyptienne, moyennant 365 millions de dollars. Orascom Telecom est née et Naguib en devient le patron. La même année, Mobinil est introduite à la Bourse du Caire. Un an plus tard, elle fait l’objet de la moitié des transactions. Aujourd’hui, l’opérateur – détenu à 28,75 % par Orascom Telecom, le reste appartenant à France Télécom – est numéro un sur les rives du Nil, devant le britannique Vodafone, avec 15,1 millions d’abonnés en 2007 (soit une progression de 40 % depuis 2006).
Mais Naguib Sawiris, qui dit avoir une sainte horreur de la médiocrité, de l’ennui et de l’échec, ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. Dès 1999, il regarde de l’autre côté de la mer Rouge – au bord de laquelle il passe régulièrement ses vacances, avec son épouse et ses quatre enfants, dans l’un des nombreux complexes hôteliers développés par son frère. Une ­nouvelle occasion de mettre en application l’un de ses credo : pénétrer des marchés vierges et risqués qui n’intéressent pas les Occidentaux. Il s’adjuge 65 % du premier opérateur jordanien, Fastlink. Trois ans plus tard, il revend ses participations au groupe koweïtien Mobile Telecommunications Company (MTC) pour 423 millions de dollars. Courant toujours plusieurs lièvres à la fois, il se lance, la même année, au Pakistan, pays musulman fortement peuplé (140 millions d’habitants) qui fait peur aux investisseurs occidentaux. Des conditions idéales à ses yeux. « Dans la téléphonie mobile, les efforts à faire sont les mêmes ­quelle que soit la taille du pays, affirme-t-il. Alors, comme vous pouvez avoir autant de clients que d’habitants, autant investir dans des pays peuplés. » À la faveur d’une politique commerciale agressive et de nouveaux services régulièrement proposés aux abonnés, le scénario du Caire se reproduit à Islamabad : Mobilink, filiale pakistanaise d’Orascom Telecom Holding (OTH), est aujourd’hui numéro un. En 2007, le nombre de clients a progressé de 36 %, à 30,6 millions. CQFD. La conquête de l’Asie ne s’arrête pas au Pakistan : le 30 janvier 2008, OTH acquiert la première licence mobile de… Corée du Nord ! Dans cette « République démocratique populaire » qui fait une entrée timide dans la société de consommation, le pari est risqué : tous les investissements sont à faire (ils sont évalués à 400 millions de dollars). Mais OTH compte bien sur la période d’exclusivité de quatre ans spécifiée par le contrat pour les rentabiliser.

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Sur les pas de Lakshmi Mittal

Avec cet air de ne pas y toucher qu’il se donne pour égrener les succès de ses « petits », Sawiris rappelle cette évidence : « Plus le risque est fort, plus les profits sont élevés. » Encore faut-il avoir les assises pour prendre les risques… À Bagdad, il les a pris. En octobre 2003, son groupe acquiert, pour 3,4 millions de dollars, l’une des trois licences mises en vente par le gouvernement intérimaire irakien. Objectif : développer l’accès au GSM dans le centre du pays, sous-équipé en infrastructures de télécommunications. La situation est explosive : sept mois auparavant, les Américains avaient lancé leur offensive. L’Égyptien y est alors favorable, parce que « Saddam Hussein était un dictateur asservissant son peuple ». Aujourd’hui, il reconnaît que sa position politique était « une erreur », lui qui prétend n’en avoir pratiquement jamais fait. Erreur stratégique aussi ? Possible… En décembre dernier, OTH a annoncé la vente d’Iraqna (le nom de la filiale irakienne). Profitabilité trop faible, a résumé Sawiris. Quand l’argent n’est pas au rendez-vous, il s’en va.
Mais de son parcours, cet homme replet à l’allure invariablement détendue, malgré ses costumes cravates, peine à conter les échecs. Pourtant, ses aventures subsahariennes n’ont guère été concluantes. En avril 2000, Sawiris achète, pour 413 millions de dollars, 80 % de Telecel International. Et plante ainsi ses drapeaux dans onze pays subsahariens : Bénin, Burundi, Tchad, Gabon, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Nigeria, Togo, Tchad, Zambie, Zimbab­we. Mais de cet empire panafricain, il ne reste plus rien aujourd’hui ! Car un an après sa traversée du Sahara, Sawiris a déjà la bougeotte : il acquiert, en septembre 2002, pour la « bagatelle » de 737 millions de dollars, la licence Djezzy en Algérie. L’effet est mécanique : la même année, le groupe enregistre une perte de 73 millions de dollars. OTH ne peut être partout à la fois, il faut faire des choix. L’Égyptien fera celui de l’Afrique du Nord, où le pouvoir d’achat des habitants offre de meilleures perspectives… Des possibilités se dessinent en Tunisie qui finiront par se concrétiser : en décembre 2002, OTH lance Tunisiana. Coût de la licence, payable en deux fois : 454 millions de dollars. Les pions sont avancés en Afrique du Nord, reste à se débarrasser de Telecel International, qu’OTH cédera finalement « par appartements », en 2003, conservant encore pour un temps ses activités au Zimbabwe.
Un Égyptien en Europe, l’image a plus de panache aux yeux de celui qui prend un malin plaisir à réveiller le patriotisme économique du Vieux Continent en nourrissant sa peur du monde émergent. En septembre 2007, Sawiris déclare au quotidien français Les Échos que « si un jour Martin Bouygues veut vendre Bouygues Télécom, [il sera] intéressé », alors que court une rumeur sur une éventuelle cession par le fleuron français du BTP de ses activités de téléphonie mobile. Provocation de Sawiris, qui s’est fait éconduire ? Certainement, mais il y a aussi chez lui l’irrésistible envie de surprendre, de faire un coup et peut-être de ressembler à Lakshmi Mittal, le magnat indien de l’acier, qui, en janvier 2006, a lancé une offre publique d’achat sur le leader mondial de la sidérurgie, Arcelor. Le patron d’OTH a déjà un pied en Europe : en 2005, Weather Investments, le holding dont il a le ­contrôle, acquiert Wind, troisième opérateur mobile italien, pour 12,1 milliards d’euros. Et, deux ans plus tard, Sawiris récidive en s’emparant de TIM Hellas, troisième opérateur mobile grec, pour 3,4 milliards d’euros.

Couac italien ?

La prise de Rome n’est toutefois pas terminée. Fin février dernier, la presse italienne annonçait l’ouverture d’une enquête sur le versement d’un pot-de-vin de 90 millions d’euros lors de l’achat de Wind par Weather Investments et la mise en examen de Sawiris. Le début du chapitre noir de la success story ? Lapidaire et sûr de lui, comme toujours, son personnage principal répète qu’il n’a reçu aucune notification de la justice. À suivre…
En attendant, Naguib Sawiris continue de jouer au bon père de famille et au fils modèle, quand il n’est pas en déplacement à l’étranger, soit une dizaine de jours par mois. Il se lève à 6 h 30, partage quelques moments avec ses quatre enfants – trois filles de 11, 8 et 6 ans, un garçon de 14 ans -, lit les journaux en buvant une tasse de thé, se rend au bureau à 8 heures, visite son père à 16 heures, rentre à la maison, travaille, avant de retrouver ses enfants à leur retour de l’école, et sort au moins trois fois par semaine avec son épouse. Une vie normale… de milliardaire.

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