Si j’étais président…
Après Guillaume Soro et Henri Konan Bédié, Jeune Afrique poursuit sa série d’entretiens avec les principaux acteurs de la prochaine élection présidentielle ivoirienne. Cette semaine : Alassane Dramane Ouattara, ancien Premier ministre et candidat du RDR. Celui que ses adversaires ont qualifié de « plus grand diviseur » se veut l’homme de l’apaisement et de la réconciliation.
Lorsqu’il fêtera, le 1er janvier prochain, son 67e anniversaire, le fils de Dramane Ouattara et de Nabintou Cissé ne sera sans doute pas président de la République de Côte d’Ivoire. Pas encore ? Même si tous les indicateurs convergent vers un nouveau report de l’élection présidentielle pour le premier semestre de 2009, le candidat Alassane Dramane Ouattara compte plus que jamais conquérir un totem qui, il en est convaincu, lui a échappé, il y a huit ans, faute d’être autorisé à concourir. S’il est une chose en effet dont l’enfant de Kong ne manque pas, c’est bien de confiance en lui et de conscience de sa valeur.
Quatorze années de FMI, poste de directeur général adjoint à la clé, dix-sept de BCEAO terminés sur la plus haute marche, celle de gouverneur, et trois ans de primature à l’ombre d’Houphouët ont ancré en lui un sentiment de supériorité qu’en cette précampagne électorale il assume avec allégresse. Oui, dit-il, il est le meilleur, l’homme qu’il faut pour redonner à la Côte d’Ivoire son lustre d’antan. Au cœur du maelström politique ivoirien depuis quinze ans, ce descendant d’empereur que trois chefs d’État successifs ont tenté en vain d’éliminer de la course joue donc la partie de sa vie avec la conviction d’avoir en poche les meilleures cartes. Le problème étant, bien évidemment, que ses deux grands concurrents – Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo – nourrissent à peu près la même certitude en ce qui les concerne.
L’entretien qui suit a été recueilli fin octobre au siège de Jeune Afrique, à Paris, en marge d’un court séjour du président du Rassemblement des républicains [RDR] dans la capitale française. Alassane Ouattara, qui bénéficie toujours d’une protection policière officielle lorsqu’il se rend en France, a répondu à nos questions pendant près de deux heures. Avec un objectif précis : se placer au-dessus de la mêlée.
Jeune Afrique : Comment doit-on vous appeler ? Monsieur le Premier ministre ? Monsieur le président du RDR ?
Alassane Dramane Ouattara : Monsieur Ouattara.
Lors de votre discours d’investiture en tant que candidat à l’élection présidentielle, le 4 octobre à Yamoussoukro, vous avez soigneusement évité de vous en prendre à vos concurrents : « Je n’insulterai personne, je respecte tout le monde », avez-vous répété. Simple posture tactique ?
Pas du tout. Tous les candidats ont leur vision, leur programme, leurs militants et leurs électeurs. Ne serait-ce que par respect pour les Ivoiriens qui les soutiennent, je me dois de ne pas les blesser. C’est la moindre des choses.
Un positionnement fort différent de celui d’Henri Konan Bédié, avec qui, pourtant, vous avez noué une alliance pour le second tour. Lui, il a mangé du lion.
Chacun a sa manière de voir. Je n’ai aucun commentaire à ajouter.
En revanche, le président Laurent Gbagbo semble être sur la même longueur d’onde que vous. Lors de sa tournée dans le Nord, à la mi-octobre, il n’avait que le mot « paix » à la bouche.
C’est une excellente chose. Il faut pacifier.
Revenons à votre discours. Sans jamais accuser personne, vous dressez tout de même de la Côte d’Ivoire un tableau quasi apocalyptique : « situation intolérable et scandaleuse… bilan catastrophique… déliquescence… les Ivoiriens ont peur », etc. Et puis vous concluez : « Je n’insisterai pas. » C’est un peu court.
J’ai décrit la Côte d’Ivoire telle qu’elle est. La situation économique est mauvaise, les Ivoiriens sont fatigués, la pauvreté s’accroît, les maladies comme le sida et le paludisme font des ravages, les villes sont de plus en plus insalubres, la misère sévit dans les campagnes, surtout dans le Nord, l’opacité est de mise dans la filière café-cacao et dans le domaine pétrolier. C’est un simple constat.
Qui est responsable de quoi ?
Cela dépend de la période. S’il s’agit de ces dernières années, les responsables sont évidemment ceux qui sont aux affaires aujourd’hui. Mais on peut aussi envisager une période plus longue. C’est pourquoi je dis que la responsabilité, à des degrés divers, est largement collective. Mais je ne voudrais pas m’attarder sur le passé.
Quelle est votre propre part de responsabilité ?
Il est clair que le début des multiples problèmes qu’a connus et que connaît toujours la Côte d’Ivoire date de la disparition du père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, le 7 décembre 1993. J’ai dénoncé, depuis, souvent et avec vigueur, les multiples dérives, les drames et les abus de pouvoir. Peut-être l’ai-je trop fait de l’extérieur et pas assez de l’intérieur. Peut-être y avait-il une autre manière d’agir. Pourquoi tout cela est-il arrivé ? C’est une question que je ne cesse de me poser.
Vous dénoncez également « le clientélisme dans les nominations » et « l’affairisme généralisé ». Soyez plus précis.
Tous les Ivoiriens savent de quoi je parle. Ils savent comment se passent les concours d’entrée à l’ENA, à l’École de police ou de gendarmerie. Tout se monnaie, tout se joue avec la corruption et le tribalisme. C’est affreux ! Lorsque j’étais Premier ministre, de 1990 à 1993, tout cela n’existait pas ou très peu, et les sanctions étaient systématiques.
Au chapitre des épisodes qui, selon vous, ont fait « reculer la Côte d’Ivoire », vous citez le coup d’État de décembre 1999 contre le président Bédié. Pourtant, à l’époque, vous aviez qualifié ce putsch de « révolution des œillets à l’ivoirienne », et des ministres RDR ont participé pendant cinq mois au gouvernement du général Gueï. Le regrettez-vous ?
Non. J’ai toujours été par principe contre les coups d’État et je l’ai dit à l’époque. En soi, un régime militaire est une mauvaise solution. Mais il faut aussi se souvenir qu’en décembre 1999 toute la direction de mon parti était en prison. Je ne pouvais donc que me réjouir de sa libération. Il faut aussi se rappeler des déclarations très prometteuses faites alors par les nouveaux dirigeants sur les thèmes de la citoyenneté, de la justice et de la bonne gouvernance. Inutile de préciser que j’ai été rapidement déçu.
Comprenez-vous que votre alliance actuelle avec le président Bédié, que vous aviez très vivement critiqué lorsqu’il était au pouvoir, puisse encore laisser sceptiques bien des Ivoiriens ?
Écoutez : c’est vrai qu’il y a eu des problèmes graves entre nous, c’est vrai que la Côte d’Ivoire a connu, dans les années 1990, une situation d’injustice et d’exclusion inacceptable. Mais c’est vrai aussi que le président Bédié et moi nous nous en sommes depuis expliqués. Nous avons décidé de dépasser tout cela dans le cadre d’une vision commune de l’avenir de notre pays.
Votre programme électoral sur cinq ans est séduisant, sans nul doute. Mais aussi cher, très cher. « 8 000 à 10 000 milliards de F CFA en plus de nos ressources propres », dites-vous. Soit cinq fois le budget annuel de la Côte d’Ivoire !
Mon programme pour la Côte d’Ivoire est ambitieux, mais réalisable. Il comporte deux grands objectifs : l’amélioration de la qualité des services publics de base que sont la santé, le logement, l’éducation, l’eau, l’électricité, et la création d’emplois, notamment pour les jeunes.
Ainsi, nous prévoyons un Plan Santé pour tous les Ivoiriens grâce à une assurance maladie à 1 000 F CFA par mois. En matière de logement, nous nous engageons à ce que chaque Ivoirien ait un toit. Pour cela, nous ferons construire chaque année 50 000 logements à 5 millions de F CFA pièce. Cette somme sera financée par un prêt bancaire remboursable sur vingt-cinq ans, à raison de 25 000 F CFA mensuels.
Tous les autres secteurs comme l’éducation, les routes et les pistes, l’électricité, l’eau potable, la justice, la sécurité, l’agriculture, etc. sont également concernés par ce programme, qui est précis et chiffré. Maintenant, le financement : cinq fois le budget annuel de la Côte d’Ivoire, comme vous dites. Mais cela n’a rien d’extraordinaire ! Beaucoup de pays africains reçoivent une aide extérieure supérieure à leurs ressources nationales. Je prévois que notre dette extérieure, qui est de 6 000 milliards de F CFA, sera considérablement allégée, voire effacée, dans les deux ans et que les financements de la communauté internationale, du FMI et de la Banque mondiale, qui sont bloqués depuis dix ans, seront enfin disponibles. Je compte également sur le redémarrage des investissements privés et de la croissance dans un environnement politique apaisé et sécurisé.
Beaucoup repose sur votre capacité à mobiliser l’aide et les financements. Vous dites : « Faites-moi confiance, je sais faire, c’est mon job. » C’est aussi simple que cela ?
Oui, je sais faire. J’ai eu par le passé à négocier des programmes avec des pays aussi importants que le Maroc, la Tunisie, le Nigeria, les Philippines, et bien d’autres encore. La confiance, la qualité des individus qui négocient, leur capacité à tenir les engagements pris, c’est cela qui est déterminant. Ce que j’ai réussi à accomplir pour d’autres pays, j’y parviendrai a fortiori pour le mien. Sans trop de difficultés.
Au risque d’accroître la dépendance de la Côte d’Ivoire vis-à-vis de l’extérieur…
Il faut savoir ce que l’on veut : c’est développer la Côte d’Ivoire et sortir du marasme un pays qui, il y a quinze ans, pouvait être rangé dans la catégorie des pays émergents. Je mobiliserai des ressources aux conditions que j’aurai moi-même arrêtées, et ceux qui pensent que je vais pour cela réendetter la Côte d’Ivoire se trompent. L’effacement de notre dette extérieure actuelle générera des ressources importantes, l’aide bilatérale ne se fera pas uniquement sous la forme de prêts, et les investisseurs privés auront la possibilité de se rembourser sur place – via le système des péages pour les autoroutes par exemple. Notre degré d’endettement, tant auprès des institutions internationales que du marché des capitaux, sera à la fois contrôlé et raisonnable.
Votre « je sais faire » renvoie également à une période précise : celle où vous étiez Premier ministre. Une période à propos de laquelle les critiques ne manquent pas. On vous reproche ainsi d’avoir bradé les secteurs de l’eau et de l’électricité au profit d’intérêts français, d’avoir instauré le salaire à double vitesse pour les enseignants, etc.
Cela s’appelle critiquer pour ne rien dire. Si la Côte d’Ivoire, contrairement aux pays voisins, ne connaît pratiquement pas de coupures d’électricité, c’est bien parce que nous avons privatisé ce secteur. Quant au salaire à double vitesse, c’était une nécessité temporaire en attendant une dévaluation du franc CFA que je savais inéluctable. Gouverner, c’est prévoir.
Un économiste réputé, l’Américain Joseph Stiglitz, qui fut d’ailleurs l’un de vos collègues au FMI, a mis en cause l’opacité du processus de privatisation que vous avez mené.
C’est son droit. Que me reproche-t-il ? L’absence d’appels d’offres ? Mais j’ai mis en place un comité ad hoc, et puis je n’avais pas le temps d’attendre, nous étions à deux doigts de la panne généralisée. Le groupe Bouygues gérait déjà le secteur de l’eau en Côte d’Ivoire à la satisfaction de tous. Il était là, disponible. La décision a donc été facile à prendre et je ne la regrette pas. La preuve c’est que, dix ans après, le contrat Bouygues a été reconduit.
Faut-il renégocier les contrats pétroliers ?
Mes experts me disent que les conditions de négociations dans ce secteur n’ont pas été favorables à la Côte d’Ivoire. Il faudra donc réaliser un audit sur tous ces gros contrats, pétrole et hors pétrole. C’est une simple affaire de bonne gouvernance.
Et les grands travaux ? Le Mémorial Houphouët, le Musée des arts et traditions africains, le grand Abidjan…
Ce sont des choix souverains de Laurent Gbagbo. Si je suis élu, je ne vais pas remettre en question tous les projets en cours, cela n’aurait pas de sens.
Le président Gbagbo a choisi de transiger avec la société Trafigura, à l’origine du dépôt de déchets toxiques dans le port d’Abidjan. Était-ce la bonne solution ?
Ce n’est pas ma manière de voir les choses. Il fallait laisser la justice suivre son cours, puis transiger éventuellement sur la base de la décision qu’elle aurait prise. Il fallait aller au procès avec Trafigura, tout en procédant à l’élimination complète des déchets – ce qui n’est pas encore le cas.
Que pensez-vous du Comité de gestion de la filière café-cacao, mis en place par l’actuel pouvoir ?
Encore une fois, ce n’est pas ma manière de voir les choses. Il faut que l’État réinvestisse ce secteur et entre en compétition avec les grands groupes privés. Actuellement, l’État est uniquement cantonné dans des responsabilités administratives : c’est une erreur. Il doit jouer à nouveau son rôle dans la collecte, la commercialisation et l’exportation.
« Nous sommes un peuple métis », avez-vous dit dans votre discours du 4 octobre. Soit. Mais comment parvenez-vous à cohabiter avec un homme, Henri Konan Bédié, qui continue à affirmer que l’ivoirité était « une idée pionnière » et qui a de l’identité ivoirienne une vision contraire à la vôtre ?
L’Histoire démontre clairement que le peuple ivoirien est un peuple métis. Pour le reste, je n’ai aucun commentaire à faire.
C’est un peu facile. Comment croire en la sincérité de votre alliance avec Bédié ?
Écoutez. Le président Bédié a défini sa propre notion de l’ivoirité. Quant à moi, j’ai toujours condamné et combattu l’injustice et l’exclusion. Ce que je constate, c’est que lui et moi pensons aujourd’hui que tous les Ivoiriens doivent être traités à égalité et que nul ne doit être exclu de l’élection s’il est ivoirien. C’est tout ce qui importe.
Pas d’arrière-pensées de part et d’autre ?
Je n’en ai aucune. Et je ne crois pas que le président Bédié en ait.
Votre meeting d’investiture à Yamoussoukro a pris parfois des allures de show messianique. Des orateurs vous ont qualifié de « grand maître », de « grand prêtre », de « grand mufti », d’« enfant prodige de Kong » et j’en passe. Un culte de la personnalité serait-il en train de naître ?
Je suis pour la liberté d’expression. Pourquoi voudriez-vous que je les censure ?
Parce que c’est du griotisme. Et que ce sont des pratiques d’un autre âge.
Ceux qui me connaissent savent bien que je ne suis pas de cette culture-là.
Il y a, dans vos déclarations publiques, une thématique récurrente : celle du pardon. Donc vous pardonnez à tout le monde. Y compris aux responsables du charnier de Yopougon…
Il faudra bien, à un moment ou à un autre, pouvoir surmonter ces drames. Des instances ad hoc peuvent nous y aider.
Une commission Vérité et réconciliation à l’ivoirienne ?
Je suis favorable à toute démarche qui permettrait aux Ivoiriens de tourner la page. L’exemple sud-africain est intéressant : d’abord des procès qui établissent la vérité, puis une procédure de pardon.
Donc, si vous êtes élu, vous ouvrirez, ou vous rouvrirez, des procès ?
La justice en décidera. Mais cela me paraît sain et nécessaire.
Sur Yopougon, sur les morts de septembre 2002 ?
Certainement.
Contre ceux qui ont profané la sépulture de votre mère ?
[Silence]. Il faut des nouveaux procès à propos des actes fondamentaux qui ont meurtri la République et pardonner ensuite à leurs auteurs. L’État de droit est à ce prix.
« Je suis prêt à être le fédérateur », dites-vous. Pourtant, aux yeux des trois chefs d’État qui se sont succédé depuis la mort d’Houphouët, vous étiez le plus grand diviseur de la Côte d’Ivoire…
Vous ne trouvez pas étrange qu’un citoyen qui aspire simplement à exercer ses droits civiques et politiques soit considéré comme un diviseur ? Cela cache quelque chose de malsain. C’est justement pour cela que je veux être le fédérateur.
Vous êtes le candidat du Nord ou le candidat de tous les Ivoiriens ?
Il est clair que je ne peux qu’être le candidat de tous les Ivoiriens.
Le Nord voit en vous « son » candidat. Celui d’une certaine revanche sur l’Histoire, sur des décennies de marginalisation. « La Côte d’Ivoire a connu quatre chefs d’État originaires du Sud, c’est notre tour », entend-on parfois, de Korhogo à Bouaké…
Ah bon ? Je n’écoute pas ce genre d’arguments. J’espère simplement que la majorité des Ivoiriens voit en moi celui qui peut apporter des solutions aux problèmes qui se posent à toute la Côte d’Ivoire. Je ne considère absolument pas ma candidature comme étant l’émanation du Nord, encore moins comme l’expression d’une partie de la population au détriment d’une autre.
Les Ivoiriens sont-ils prêts à élire un président musulman ?
Je le souhaite. Je l’ai d’ailleurs toujours pensé, sinon je n’aurais pas cherché à me présenter en 2000. Les Ivoiriens savent que le patriotisme et la compétence ne sont pas affaire de religion.
Il est vrai que vous n’êtes pas vraiment un pilier de mosquée…
Qu’en savez-vous ? Je me rends à la mosquée presque tous les vendredis et je pratique en toute intimité.
Le racisme anti-Dioulas dans les rues d’Abidjan, c’est fini ?
Il y a eu une évolution positive, c’est incontestable. J’en entends de moins en moins parler. J’espère que ce type d’incidents appartient désormais au passé.
Vos rapports avec le Premier ministre Guillaume Soro ?
Excellents. Il fait un travail difficile de manière admirable.
Avez-vous cru en l’existence d’un accord secret entre lui et Laurent Gbagbo ?
Non, jamais.
A-t-il un avenir politique ?
Certainement.
Un avenir présidentiel ?
Je le souhaite pour lui. Tôt ou tard.
Consultez-vous des marabouts ?
Un journal aussi sérieux que le vôtre doit-il poser ce genre de question ?
Vous savez bien que la majorité des hommes politiques consulte sans jamais l’avouer.
Eh bien, je dois faire partie de la minorité. Je n’ai jamais eu de marabout.
Revenons sur quelques points d’Histoire qui inévitablement seront évoqués lors de la campagne électorale à venir. Nous sommes en mai 1993. Vous êtes Premier ministre. La cité universitaire de Yopougon est mise à sac par des militaires. S’ensuit une manifestation à l’issue de laquelle Laurent et Simone Gbagbo sont molestés, humiliés et incarcérés. Vous exigez une commission d’enquête, qui rend des conclusions dont Houphouët refuse de tenir compte. Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?
J’étais venu pour redresser mon pays et faire un travail difficile qui n’était pas achevé. Le chef de l’État est le chef suprême des armées ; il prend les décisions qu’il assume.
Vous reconnaissez-vous une part de responsabilité dans ces événements ? La loi anticasseurs, c’était vous…
Si l’on ouvre les chapitres du passé, alors il faut parler de tout. De cela, mais aussi de mon exil et des tentatives d’assassinat contre ma personne. Ce n’est pas souhaitable. En outre, le chef d’état-major de l’époque, le général Robert Gueï, n’est plus en vie. Il m’est donc très difficile de parler de son rôle sans qu’il puisse l’assumer ou s’en défendre. Ce que je peux dire en revanche, c’est que nous avions fait beaucoup de progrès sur le chemin de l’État de droit. Nous avons, depuis, beaucoup régressé.
Décembre 1993. Félix Houphouët-Boigny meurt. Avez-vous, oui ou non, songé à lui succéder et à coiffer Henri Konan Bédié au poteau ?
Non. J’étais Premier ministre, je n’étais donc pas, en vertu de la Constitution, appelé à être le chef de l’État. L’idée ne m’est jamais venue.
Aucun regret ?
Aucun. J’ai fait exactement ce qu’il fallait faire.
Pourquoi Henri Konan Bédié a-t-il cru que vous vouliez forcer le destin ?
Vous l’avez interviewé. Vous auriez dû lui poser la question.
Septembre 2002. Sanglante tentative de coup d’État contre Laurent Gbagbo. À ses yeux, vous êtes « le cerveau » de l’affaire…
Six ans après, je ne crois pas qu’il le pense encore. Inutile de préciser que cela n’a aucun sens. Comme vous le savez, nous étions à la maison avec mon épouse, sans protection renforcée, quand nous avons été surpris par les événements.
Pourtant, les mutins de septembre 2002 vous considéraient comme le symbole de leur combat. Les avez-vous compris ?
Ces jeunes ont dit qu’ils avaient mené leur action pour la justice et la démocratie. C’est exactement ce pour quoi le RDR se battait depuis sa création en 1994. Il y avait donc conjonction dans les objectifs, mais pas dans les moyens. Je n’ai jamais cru à l’utilité des armes pour parvenir à des fins politiques.
Henri Konan Bédié estime que Laurent Gbagbo n’est plus légitime depuis le 30 octobre 2005. C’est aussi votre opinion ?
L’Union africaine a pris la décision de le laisser à son poste et de le considérer comme chef de l’État après l’expiration de son mandat constitutionnel. Nous l’avons accepté, même si ce n’est pas nous, Ivoiriens, qui l’avons décidé. Je m’en tiens à cela.
Il y a quatre ans, en novembre 2004, vous déclariez dans une interview au Monde : « Ce pouvoir est un accident de l’Histoire… Laurent Gbagbo règne par la terreur à la tête d’un pouvoir fasciste… Il faudra le mettre à l’écart. » Cela vous gêne quand on vous rappelle ces phrases ?
Pas du tout. Cela permet au contraire de mesurer si le temps a produit son effet. Aujourd’hui, Laurent Gbagbo répète qu’il est prêt à aller aux élections. Je ne peux que m’en féliciter : cela permettra d’assainir la situation.
Laurent Gbagbo a-t-il changé, selon vous ?
Je n’ai pas d’opinion sur l’évolution personnelle de monsieur Laurent Gbagbo.
Vous croyez à des élections démocratiques et transparentes ?
Je suis confiant. En tout cas, c’est indispensable. Et le plus tôt possible, dès que toutes les conditions seront réunies. La Côte d’Ivoire a un urgent besoin d’apaisement.
Quand on regarde l’histoire de ces deux dernières décennies et la chronologie de vos rapports avec Bédié et Gbagbo, on se dit que vous avez finalement eu plus maille à partir avec le premier qu’avec le second. Pourquoi dès lors avoir choisi l’alliance avec le Parti démocratique de Côte d’Ivoire [PDCI] plutôt qu’avec le Front populaire ivoirien [FPI] ?
C’est vrai que le RDR est un parti charnière. D’une part, il est issu du PDCI, de l’autre il s’est allié avec le FPI, dans les années 1990, au sein du Front républicain. Nous n’avons donc exclu aucun des deux. Si, aujourd’hui, nous avons choisi l’alliance avec le PDCI, c’est parce que notre analyse nous pousse à croire qu’il est notre meilleur partenaire. Tous deux, nous sommes attachés aux valeurs de paix et de tolérance prônées par le président Félix Houphouët-Boigny. Ce n’est pas une décision personnelle, c’est une décision collective de la direction du parti.
Avez-vous confiance dans les reports de voix au second tour ?
Je l’espère. Je n’ai pas de sondage récent sous la main pour en être absolument sûr, mais j’y crois.
Si Henri Konan Bédié gagne, il a annoncé qu’il vous réservera « une place de choix ». Cela vous intéresse ?
On verra, le moment venu.
Et si vous l’emportez ?
Le président Bédié a occupé les plus hautes fonctions dans ce pays. Ce sera donc à lui de décider où et comment il souhaite s’engager. Une chose est certaine : il demeurera pour nous un tuteur politique.
Laurent Gbagbo a dit de vous que vous étiez « brillant et travailleur », mais que votre entourage n’était pas à la hauteur. C’est exact ?
C’est son opinion. J’ai été directeur à la BCEAO à Paris à 33 ans, directeur Afrique du FMI à 42 ans, Premier ministre à 48 ans, j’ai toujours travaillé dans ma vie, je ne cesse de le faire. Et je crois que je me suis bien entouré.
Comment, en retour, qualifieriez-vous Gbagbo ?
Il est le chef de l’État. Je n’ai pas à le qualifier.
Vous comptez vraiment mener toute une campagne sans jamais critiquer votre adversaire principal ?
C’est possible. Ce qui intéresse les Ivoiriens, c’est mon analyse des problèmes de notre pays et la manière dont je compte les résoudre ; ce ne sont pas les polémiques stériles. Encore une fois, ce pays a besoin d’apaisement.
Et si on vous attaque ?
Je ne répondrai pas.
Vos lieutenants s’en chargeront pour vous.
Apparemment, vous ne me croyez pas !
Rencontrez-vous souvent le président Gbagbo ?
De temps en temps, en tête à tête. Nous parlons de politique intérieure et étrangère, des uns et des autres.
Nicolas Sarkozy, c’est votre ami de quinze ans…
C’est un ami, effectivement. Je lui téléphone chaque fois que je passe par Paris et je le vois de temps à autre.
Êtes-vous le candidat de l’Élysée ?
La relation franco-ivoirienne n’est pas une affaire de rapports personnels. Je connais bien le fonctionnement des administrations des pays du G8 : les politiques sont tracées de longue date, et ceux qui croient pouvoir influer sur leur cours par un simple coup de fil ou en actionnant tel ou tel intermédiaire se trompent. En ce qui concerne la France, je n’ai pas vu de changement ces dernières années : elle souhaite que les Ivoiriens élisent démocratiquement leur président. Cela tombe bien, nous aussi.
Autres amis proches : Martin Bouygues et Vincent Bolloré. « B and B », comme on dit à Abidjan…
Oui, tout à fait.
Ce sont aussi des amis de Laurent Gbagbo.
Et d’Henri Konan Bédié également. Tout cela démontre que les Ivoiriens sont des gens ouverts.
Qui finance votre campagne ?
Je vous vois venir… Aucun groupe étranger, je vous rassure. C’est d’ailleurs interdit par la loi. Qui finance ? Le RDR et ses 700 000 militants, moi-même, la dotation publique pour les partis politiques.
Des chefs d’État africains ?
J’ai de bonnes relations avec la quasi-totalité des chefs d’État du continent en raison de mes fonctions antérieures. Si chacun devait contribuer, le RDR serait milliardaire. Mais vous me voyez, moi, aller mendier de l’argent pour ma campagne ?
Certains donnent sans qu’on leur demande.
Eh bien si c’était le cas, ce serait tant mieux pour mon parti. Mais vous posez là un cas d’école qui ne s’est pas présenté.
De quoi vivez-vous ?
Je n’ai pas besoin du pouvoir pour vivre, comme vous le savez. Je suis ancien Premier ministre, ancien gouverneur de la BCEAO, ancien directeur général adjoint du FMI et président de l’Institut international pour l’Afrique que j’ai fondé à Washington. Bref, je ne suis pas sans ressources.
Et puis votre épouse, Dominique, est une femme d’affaires. Notamment en Côte d’Ivoire.
Mon épouse a ses activités, effectivement, en Côte d’Ivoire mais aussi ailleurs en Afrique, en France et aux États-Unis.
Elle ne travaille plus avec l’État ?
Cela a toujours été une légende, cette histoire de patrimoine immobilier de l’État. Quand je suis arrivé aux affaires en novembre 1990, sa société gérait un immeuble appartenant à l’État. Je lui ai demandé d’arrêter pour éviter toute confusion. C’est tout.
Dominique Ouattara, que vos militants appellent « la blanche colombe », joue à vos côtés un rôle important. Pour un candidat à la présidence de la Côte d’Ivoire, le fait d’avoir une épouse européenne est-il un avantage ou un handicap ?
Écoutez : je suis très heureux en mariage et je pense que Dominique sera une excellente première dame. Le reste n’a guère d’intérêt.
Sera-t-elle très différente de l’actuelle première dame, Simone Gbagbo ?
Je ne souhaite pas parler de Mme Gbagbo.
Vous la connaissez peu.
Je l’ai bien connue. Mais nous ne nous sommes pas revus depuis 2002.
C’est une femme politique, vice-présidente du FPI…
Les dirigeants du FPI n’ont pas demandé à me rencontrer ces dernières années.
Pas même Mamadou Coulibaly, en tant que président de l’Assemblée nationale ?
Nous ne nous sommes pas vus depuis les accords de Linas-Marcoussis, début 2003.
« Je veux être le Mandela ivoirien », avez-vous dit. L’habit est un peu large, non ?
Je n’ai pas souffert autant que Mandela, c’est évident. Mais j’ai eu ma part. Madiba est pour moi un exemple : il a réconcilié les Sud-Africains et jeté la rancune à la rivière. Je souhaite lui ressembler.
Si vous êtes Mandela, qui sont Gbagbo et Bédié ?
Vous ne m’entraînerez pas sur ce terrain-là.
Le 4 octobre au matin, juste avant de prononcer votre discours d’investiture, vous vous êtes recueilli sur la tombe d’Houphouët-Boigny. Que lui avez-vous dit ?
Je lui ai demandé d’aider à ce que la Côte d’Ivoire redevienne la terre de paix, de prospérité et d’hospitalité qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.
Vous n’avez pas sollicité de sa part un coup de pouce électoral ? Après tout, vous étiez son fils préféré…
Curieusement, non. Je n’y ai pas pensé.
Comment vous sentiez-vous ?
Je suis resté là un long moment, avec mon épouse et mes proches. J’étais bien. Serein.
C’est important, pour vous, de recevoir la bénédiction du « Vieux » ?
Cette bénédiction, je crois que je l’ai.
L’ancien directeur Afrique du FMI est-il inquiet des conséquences pour le continent de la crise financière mondiale ?
Absolument. La récession ne pourra qu’avoir un impact négatif sur le prix des matières premières : pétrole bien sûr, mais aussi café, cacao, coton, qui sont notre première source d’épargne et d’investissement. Impact négatif également sur le montant de l’aide au développement des pays du G8. Il y a donc de quoi être préoccupé.
Faut-il refonder l’armée ivoirienne ?
C’est une évidence. L’avantage que nous avons, c’est d’avoir deux armées qui vont en quelque sorte se retrouver en fusionnant. Par ailleurs, il y a la présence sur notre sol des forces impartiales. Je vais demander au président Sarkozy une prolongation de leur mission au-delà du délai prévu, afin de sécuriser la période électorale et postélectorale. J’espère que cela sera possible.
Quelle serait votre première décision politique, une fois élu ?
Je transférerai d’office et de facto la capitale à Yamoussoukro. J’y prêterai serment et je m’y installerai. Certains ministères, comme celui de l’Économie et des Finances, pourront sans doute demeurer à Abidjan. Mais j’ai déjà pris des contacts avec des opérateurs aériens pour mettre en place un système de navettes, chaque heure, de 7 heures à 20 heures, entre les aéroports d’Abidjan et de Yamoussoukro, où siégera le pouvoir politique. Il n’y a là rien d’étonnant. C’était le vœu d’Houphouët. Si j’avais pu me présenter en 2000 et si j’avais été élu, je me serais installé à Yamoussoukro depuis longtemps.
Apparemment, vous êtes sûr de gagner.
Je crois que j’ai de bonnes chances, effectivement. Si l’on compare les programmes respectifs des candidats, honnêtement, il n’y a pas photo, comme on dit.
Et si le vote communautaire prédomine ?
J’ai également toutes les chances d’être au second tour.
En deux ou trois phrases, que diriez-vous à un électeur hésitant afin de le convaincre de voter pour vous ?
Je lui dirais que j’apporterai la paix à la Côte d’Ivoire. Mon expérience de la gestion des situations difficiles est une garantie pour redresser le pays. Hier, le président Houphouët a fait appel à moi quand le pays allait mal. Aujourd’hui, alors que le pays va plus mal encore, je suis une fois de plus disponible pour aider la Côte d’Ivoire à renaître.
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