Écrire le génocide
Il y a quatorze ans, les ténèbres s’abattaient sur le pays des Mille Collines, emportant sur leur passage plus d’un million de vies humaines. Depuis, les rescapés tentent de se souvenir et de mettre en mots l’abjection et le néant pour comprendre et se reconstituer.
Une démocratie à part
Le 7 avril 1994, le Rwanda sombre dans l’horreur génocidaire. Les tueries vont durer cent jours et faire de 800 000 à 1,2 million de victimes parmi les Tutsis et les « Hutus modérés ». Quatorze longues années se sont écoulées depuis. Le pays s’est progressivement reconstruit, négociant pas à pas la mémoire d’un passé douloureux. À travers les cérémonies annuelles de commémoration, mais aussi la parole, celle des rescapés, des écrivains qui perpétuent la mémoire des victimes et tentent de trouver les moyens de dire l’indicible. Cette année, Gilbert Gatore a publié son premier roman, Le Passé devant soi (Phébus), et Scholastique Mukasonga son second, La Femme aux pieds nus (Gallimard).
Auteur d’un déjà bouleversant Inyenzi ou les cafards (Gallimard, 2006), récit autobiographique avec, en toile de fond, la montée de la folie meurtrière depuis trois décennies, Scholastique Mukasonga, 58 ans, brosse dans La Femme aux pieds nus le portrait de sa mère, Stefania, qui s’est sacrifiée pour sauver ses enfants. Celle-ci avait souhaité que, si elle venait à périr, on recouvre son corps de son pagne car « personne ne doit voir le corps d’une mère ». « Ce livre est le linceul dont je n’ai pu parer ma mère », écrit la fille de Stefania avec le désespoir propre aux rescapés de grandes tragédies. Son témoignage, comme celui d’autres avant elle, se heurte à la culpabilité des survivants d’avoir été, comme l’a écrit Elie Wiesel dans son très beau Chant des morts (Seuil, 1966), « la cause, peut-être même la condition de la mort d’autrui ».
Prendre la parole pour dire l’expérience de l’extermination est douloureux. C’est sans doute parce que le génocide représente la faillite absolue de la culture qu’écrire après un tel traumatisme semble futile, voire impossible. On se souvient de la terrible injonction d’Adorno affirmant qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare ». La question se repose à chaque fois. Les mots peuvent-ils donner la mesure de l’expérience des camps de la mort des Khmers rouges ? Quelle parole opposer au silence assourdissant des millions de morts du génocide rwandais ? Ce problème a longtemps obsédé, paralysé les rescapés du Rwanda. Un phénomène que décrit bien Catherine Coquio dans Parler des camps, penser les génocides (Albin Michel, 1999) lorsqu’elle évoque « le danger qu’il y a pour les survivants à penser un tel événement, à trouver la mesure entre le fait de ne pas se rendre imperméable et la nécessité de ne pas se perdre dans ce vertige ».
Par-delà le bien et le mal
C’est ce vertige des survivants qui explique peut-être que les premiers à parler du génocide rwandais furent souvent des étrangers : des Américains, des Français, d’autres Africains. On se souvient du reporter Philip Gourevitch qui a parcouru le pays dès 1995, un an après le drame, recueillant des témoignages pour le compte du New Yorker, avant de remporter en 1998 le prestigieux National Book Award avec ses Chroniques rwandaises (Denoël, 1999), éloquemment sous-titrées Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles ! Le travail de narration qu’entreprend Jean Hatzfeld, grand reporter à Libération, vers la fin des années 1990, relève de la même démarche. Interrogeant inlassablement survivants et tueurs, il a reconstitué à partir de leurs mots « maladroits » l’espace-temps crépusculaire au-delà du bien et du mal, où la terreur primitive de la victime n’a d’égal que la barbarie de son bourreau. Les trois livres du journaliste français (Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La Stratégie des antilopes, prix Médicis 2007), publiés aux éditions du Seuil, se sont imposés comme des classiques de la littérature sur le génocide rwandais.
À l’initiative du gouvernement rwandais, le Tchadien Nocky Djedanoum a conduit à Kigali, dès 1998, un groupe d’écrivains et d’artistes issus du continent pour dire la solidarité africaine avec les Rwandais, mais aussi pour participer au travail de mémoire des rescapés. La rencontre de Kigali entre survivants et intellectuels fut à l’origine de quelques-uns des plus beaux textes de fiction africaine sur le génocide, notamment, en 2000, L’Aîné des orphelins du Guinéen Tierno Monénembo (Seuil), Murambi, le livre des ossements du Sénégalais Boubacar Boris Diop (Stock), et L’Ombre d’Imana par l’Ivoirienne Véronique Tadjo (Actes Sud). En engageant le dialogue avec les rescapés, ces écrits ont contribué à libérer la parole rwandaise.
Yolande Mukagasana a été l’une des premières à tenter de se défaire des fantômes monstrueux du passé par le biais d’une écriture de témoignage qui relève autant de la psychanalyse que de la tragédie antique. Cette rescapée qui a perdu toute sa famille au printemps 1994 – trois enfants, un mari, des sœurs, des frères – est l’auteur de La mort ne veut pas de moi (Fixot, 1997) et N’aie pas peur de savoir. Rwanda : une rescapée tutsie raconte (J’ai lu, 2000). Ce sont des chants pathétiques sur le souvenir des morts, le brouillage identitaire, le besoin de remonter à la source de la « blessure ». « J’écris beaucoup, mais je n’arrive pas à tout dire », confiait Yolande Mukagasana lors de la parution de son premier ouvrage.
Selon le jeune Gilbert Gatore, 27 ans (voir ci-dessous), la fiction permet de dire avec plus de vérité, sinon de sérénité, les tourments des survivants. Insatisfait de l’approche manichéenne des littératures de témoignage, il tente de raconter le génocide de 1994 par le biais du roman. Le Passé devant soi est une magnifique parabole de l’interpénétration du bien et du mal. Son héros est un simple d’esprit, enfermé dans un mutisme congénital, qui se laisse entraîner par la folie meurtrière ambiante, prenant la tête d’un groupe de tueurs enivrés de leur puissance. L’histoire de ce génocidaire muet, mise en abîme par le récit d’une survivante particulièrement en verve, suggère aussi la possibilité de la rédemption et de la renaissance. Grâce à la parole, qui, seule, est capable d’encadrer le mal. Ce beau roman initiatique, où l’ombre de Kafka croise celle de Primo Levi, d’Aharon Appelfeld et de Coetzee, est peut-être le signe qu’on est passé, au pays des Mille Collines, de l’ère de la parole entravée à celle de la parole libérée, sinon libératrice.
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