Des héritages contradictoires

Les facteurs qui ont contribué à la maturation de la démocratie dans le pays ont de quoi surprendre. D’autant que celle-ci s’est affirmée sous la colonisation. Un beau et pertinent paradoxe…

Publié le 12 décembre 2008 Lecture : 5 minutes.

Une démocratie à part
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Une démocratie à part

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Au lendemain des catastrophes, la tentation est grande de chercher dans un passé idéalisé l’espoir d’un avenir meilleur. Après le génocide de 1994, les Rwandais s’interrogent sur la dérive qui les a conduits à cette déchirure. Ils remettent en cause les certitudes idéologiques du XXe siècle et se demandent pourquoi les régimes qui ont suivi l’indépendance ont décrié aussi radicalement un passé précolonial où ils ne décèlent pas un tel degré de violence et d’inhumanité.
Rappelons le schéma qui régnait depuis un siècle sur la vie politique et sociale de l’ancien Rwanda. Le pays – hommes et terres – était, disait-on, sous le contrôle absolu d’une monarchie sacrée, le mwami étant à la tête d’une pyramide féodale, dont les bénéficiaires étaient les « seigneurs tutsis » opprimant les « serfs hutus », selon une inégalité structurelle fondée sur la naissance.
Face à une telle situation, assimilée à l’ancien régime de l’Europe médiévale, les colonisateurs, notamment les missionnaires, se présentèrent comme les agents d’une libération : n’introduisaient-ils pas les valeurs de responsabilité individuelle et d’égalité, au nom du Dieu chrétien et du nouveau droit porté par l’administration européenne ?
C’était oublier le paradoxe de la modernité coloniale, qui, tout en invoquant le « progrès », proclamait non seulement l’infériorité fondamentale des « indigènes » mis sous tutelle, mais légitimait en outre les inégalités internes de la société rwandaise au nom d’une science des « races ». La monnaie et l’instruction furent peu à peu diffusées dans le pays, ouvrant de nouvelles perspectives sociales, mais simultanément était affichée la supériorité raciale des « Hamites » (les Tutsis) sur les « Nègres bantous » (les Hutus). Il fut très longtemps considéré comme incorrect de dénoncer cette vision totalitaire.

Contre une vision centralisée

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En effet, la rupture de l’indépendance et le passage d’une monarchie « tutsie » à une république « hutue » ne s’accompagnèrent pas d’une relecture du passé : le tableau immuable d’un « Rwanda traditionnel », tel qu’il avait été synthétisé dans les années 1950 aussi bien par le sociologue Jean-Jacques Maquet, du côté belge, que par l’abbé Alexis Kagame, du côté rwandais, resta d’actualité. On assista, dans les années 1960-1980, à une simple permutation des valeurs, la « supériorité tutsie » étant remplacée par « l’autochtonie hutue ». Mais la grille de lecture socio-raciale était restée inchangée.
Pour en sortir, il fallait rompre avec cette vision centralisée, homogène et figée, au profit d’approches monographiques et thématiques respectant la diversité de la société rwandaise, ses dynamiques, ses contradictions et ses ruptures historiques. Des chercheurs américains, belges, français et rwandais (plusieurs de ces derniers ont disparu durant le génocide) ont ouvert la voie depuis les années 1970.
Le Rwanda s’est construit progressivement du XVIe au XIXe siècle, il englobe des paysages et des activités qui ont leur histoire d’une région à l’autre. On ne peut parler du passé de cet ancien royaume en méconnaissant l’histoire de son peuple : sa densité ­démographique (près de 2 millions d’habitants vers 1880), les innovations agraires réalisées par sa paysannerie avec l’introduction des nouvelles plantes d’origine américaine depuis le XVIIIe siècle, la mobilité des éleveurs et des agriculteurs qui ont construit un espace économique, social et politique original.
La royauté a été l’institution, à la fois religieuse et politique, garantissant cet espace face aux périls qui ont gravement déstabilisé d’autres sociétés en Afrique centrale à la fin du XIXe siècle. Elle représentait aussi un pouvoir usant de la force, exigeant des prestations (en vivres, en bétail, en produits artisanaux, en corvées) et privilégiant une aristocratie où prédominaient les grands éleveurs tutsis. Mais cet ordre étatique, sans monnaie ni écriture, était très fluctuant.
Les pouvoirs devaient composer avec les réseaux lignagers et les clientèles locales qui structuraient la société. La population pouvait s’appuyer aussi sur des référents religieux (devins, initiés du culte du kubandwa) qui, en périodes de crise, devenaient des forces de subversion. Et, surtout, si les exigences des chefs devenaient abusives, si les droits fonciers étaient spoliés, les gens pouvaient se déplacer vers une autre région, se chercher de nouveaux protecteurs et de nouvelles terres. L’anthropologue germano-polonais Jan Czekanowski l’observa très bien au début du XXe siècle : « Les puissants doivent tenir compte de leurs sujets, sinon ils courent le danger d’être abandonnés par eux », écrivait-il pour expliquer cette « possibilité réduite d’exploitation ». Les prestations, d’après plusieurs études convergentes, ne constituaient que 5 à 10 % de la capacité productive de la population, bien plus que dans les États de l’Ouest africain, qui employaient des esclaves, mais beaucoup moins que dans le servage médiéval.
Cet auteur, comme ses successeurs du milieu du XXe siècle, note aussi que la hiérarchie sociale ne se réduisait pas au clivage « ethnique ». L’aristocratie dominante ne représentait que quelques milliers de personnes tournant autour du roi et d’une vingtaine de grands chefs. Le reste de la population, regroupant la masse des Hutus et des Tutsis, partageait le même mode de vie sur les collines, l’aisance ou la pauvreté pouvant toucher les uns et les autres. En outre, les changements d’identité étaient fréquents.
On observe cependant au cours du XIXe siècle un durcissement du contrôle et de l’exploitation de la paysannerie, dont profitent des éleveurs tutsis proches du pouvoir : institution de réserves pastorales privilégiées (bikingi), création d’une nouvelle corvée agricole (buletwa), resserrement politique du lien de clientèle (buhake). La colonisation, censée limiter les abus, poursuivit en fait ce mouvement : elle renforça le pouvoir des chefs, devenus les relais de la bureaucratie européenne, elle multiplia les contraintes et les corvées et durcit le clivage tutsis-hutus en le racialisant. Les mobilités, les autonomies locales et les contrepoids de jadis furent nivelés.
Cependant, les dictons et les contes, reflets de la culture populaire, révèlent la résistance durable d’une mentalité très différente de celle qui régna tant dans les cours princières que dans les paroisses catholiques : le succès des récits évoquant les ruses du lièvre capable de défier les éléphants et les léopards les plus redoutables, l’accent mis sur les valeurs familiales et individuelles ou sur le rôle des femmes, la liberté de ton et le goût de la plaisanterie en sont autant de signes. Ces aspects vécus et « déviants » ont été durablement occultés sous les régimes qui se sont succédé au XXe siècle, un ordre chrétien traditionaliste ayant su investir à sa façon l’ancien ordre monarchique.
Cette mise en perspective ne conduit pas à un nouveau manichéisme qui opposerait une ancienne société enchantée à une modernité coloniale et postcoloniale marquée par la déchirure et le massacre. Le grand défi du Rwanda contemporain n’est pas d’entretenir la nostalgie, mais de se fonder sur une historiographie ouverte et critique pour renouer plus concrètement avec le passé de son peuple.

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