Décadence et grandeur
Porte sur l’Europe, phare économique et culturel, la grande métropole a profondément changé. Et doit désormais composer avec l’explosion démographique et son lot de précarité.
Cap sur l’europe
Amarré au quai, le cargo de la compagnie Maersk est peu à peu délesté de sa cargaison. Les grues empilent des centaines de conteneurs sur le terminal, comme dans un grand jeu de Lego. À la sortie de la nouvelle enceinte portuaire de Tanger-Med, les pelleteuses sont à l’ouvrage et les camions se relaient pour évacuer les blocs de pierre et de sable, dans un épais nuage de poussière. Un spectacle quasi identique à plusieurs kilomètres à la ronde, orchestré par de petits bonhommes vêtus de gilets de sécurité jaunes. Zones industrielles, deuxième port à conteneurs, programmes immobiliers, canalisations, routes… La grande métropole du Nord vit à l’heure des grands chantiers initiés par le roi Mohammed VI, qui, contrairement à son défunt père qui la boudait, a décidé d’en faire un axe majeur de son « Maroc moderne ».
À force de volonté politique et de capitaux investis, Tanger est devenue une plaque tournante du trafic maritime en Méditerranée et le deuxième pôle industriel après Casablanca. On y vient de toutes les régions – de l’Est, des contreforts du Rif, mais aussi depuis le centre et le sud du royaume – en quête d’un emploi ou, pour certains, d’un passage vers l’eldorado européen.
Des quartiers de non-droit
« Il y a urgence devant l’explosion démographique de la ville. On prévoit plus de 150 000 personnes supplémentaires dans la zone de Tanger-Med d’ici à 2012. Et les infrastructures ne suivent pas. On a déjà des problèmes d’habitat », explique le Dr Najib Boulif, député du Parti de la justice et du développement (PJD). La métropole nordiste croît en effet plus vite que les autres communautés urbaines du pays (2 % par an, contre 1,2 % en moyenne). Les nouveaux quartiers sortent de terre à l’est et au sud de la ville, jusqu’à l’entrée de l’autoroute. La population dépasse le million d’habitants, contre 150 000 à l’indépendance, en 1956.
À Beni Makada, ils sont des dizaines de milliers à s’entasser dans des cahutes de fortune le long des chemins rocailleux avec, comme perspective, la mer et l’exil. Et pour environnement immédiat les mares stagnantes, les égouts à ciel ouvert et les ordures ménagères à flanc de collines. Insécurité, zone de non-droit, les caïds locaux font la loi. La police et les taxis évitent de s’y aventurer. À Casa Barata (« la maison pas chère », en espagnol), autre quartier précaire, les familles vivent de la contrebande. C’est l’autre face de Tanger, celle de l’intégrisme religieux, du trafic de drogue, de la prostitution, des milliers d’enfants de la rue livrés à eux-mêmes… Pour Najib Boulif, les autorités doivent investir dans l’éducation afin de former les habitants de la ville aux nouveaux métiers industriels et aux services. Des efforts sont réalisés, mais on est loin du compte… : les salles de classe sont bondées et des élèves abandonnent les cours à peine la rentrée passée, les universités sont saturées, les jeunes alternent chômage et petits boulots.
Aujourd’hui, les Tangérois de souche représentent moins de 15 % des habitants. Beaucoup éprouvent la nostalgie du paradis des artistes (Matisse, Morand, Barthes, Pasolini y ont résidé), de la cité des truands, des espions et des grandes fortunes… Juan Bernardo Guillén García est un témoin privilégié de cette époque. Ce vieux coiffeur espagnol, éditorialiste à La Dépêche de Tanger, évoque avec un brin de nostalgie les ânes des juifs de la ville qui transportaient de l’or dans leurs sacoches. Malgré les années de décadence, la ville conserve sa réputation de creuset culturel. Elle a attiré des écrivains de renom : Samuel Beckett, les époux Bowles ou William Burroughs. Aujourd’hui, les autorités encouragent la production littéraire en organisant chaque année un salon du livre.
Effervescence artistique
Les artistes tangérois tentent aussi de redonner un souffle à la vie culturelle. Après des études d’anthropologie et de sciences politiques à la Sorbonne, à Paris, complétées par un cursus artistique à l’International Center of Photography (ICP) de New York, la photographe Yto Barrada regagne sa patrie pour monter – avec le producteur français Cyriac Auriol et le réalisateur et producteur marocain Latif Lahloula – la cinémathèque de Tanger, qu’elle a installée place du Grand-Socco, dans l’ancien Cinéma Rif entièrement rénové. On y projette des œuvres récentes en version originale sous-titrée, des films marocains, des documentaires, des rétrospectives – dernièrement, un cycle sur le réalisateur François Truffaut – et des courts-métrages. C’est aussi un lieu d’échanges, de rencontres et de formation pour les jeunes cinéastes.
Karla et Mohamed Raiss El Fenni ont, quant à eux, monté la galerie d’art Volubilis, qui abritait dernièrement une exposition de la photographe française Danièle Richard. Tanger accueille aussi un festival de musique, Tanjazz, organisé par un inconditionnel de la ville, le Français Philippe Lorin, publicitaire retraité et reconverti dans le mécénat artistique. Pour sa part, l’État, en coopération avec la ville et des partenaires espagnols, s’est lancé dans la restauration des sites historiques comme le Palais de la Kasbah (dit Dar el-Mekhzen, ou Palais du sultan), et la création de musées, notamment le Musée du patrimoine méditerranéen, sur le site de l’ancienne prison de Bab Labhar.
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