Maroc : les coulisses de la formation du gouvernement de Benkirane

Trente-cinq jours de tractations en coulisses avec plusieurs formations politiques avant l’assentiment de Mohammed VI… Voici comment l’islamiste Abdelilah Benkirane a formé le gouvernement marocain.

Autour de Mohammed VI, le gouvernement marocain de Benkirane (à la gauche du roi), le 3 janvier. © Azzouz Boukalouch

Autour de Mohammed VI, le gouvernement marocain de Benkirane (à la gauche du roi), le 3 janvier. © Azzouz Boukalouch

Publié le 13 janvier 2012 Lecture : 7 minutes.

Mardi 3 janvier, palais royal à Rabat, salle du trône. Installation du nouveau gouvernement marocain et prestation de serment. Le roi, flanqué à sa droite du prince héritier Moulay Hassan, accueille d’abord le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, qu’il invite à se placer à sa gauche, puis les trente membres du cabinet. À l’instar de leur leader, les ministres islamistes, en saluant le roi, se contentent d’effleurer son épaule. Sous M6, le baisemain traditionnel n’est plus de rigueur, mais rares sont ceux qui ne l’observent pas. Sans être donc iconoclaste, l’attitude des islamistes n’a pas échappé aux Marocains

La gestation du gouvernement a duré trente-cinq jours, suscitant une certaine impatience dans l’opinion. En fait, Benkirane amis moins de temps que ses prédécesseurs. Dans le cas du gouvernement d’alternance, en 1998, Abderrahmane Youssoufi, qui avait été désigné le 4 février, avait bouclé son équipe avant la fin du mois, mais l’annonce en avait été retardée de deux semaines. En 2002, Driss Jettou avait bénéficié du même laps de temps. Quant à Abbas El Fassi en 2007, il ne lui fallut que vingt-sept jours, mais chacun sait que c’est le Palais qui fit preuve de diligence.

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Aujourd’hui, Abdelilah Benkirane a dû faire face à des contraintes multiples, qui découlent de ses prérogatives inédites issues de la nouvelle Constitution. Le chef du gouvernement jouit de pouvoirs réels et étendus. Patron de la majorité, il lui revient de proposer les futurs ministres qui seront nommés par le roi. Et ce pouvoir de proposition est essentiel dès lors qu’il est exercé pleinement.

PJD, Istiqlal, PPS

Désigné par le roi au lendemain des législatives du 25 novembre, qui ont abouti à la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) avec 107 sièges (sur 395), le leader islamiste se devait de constituer une majorité pour obtenir la confiance de la Chambre des représentants. Faute d’une coalition avec la Koutla, qui regroupe l’Union socialiste des forces populaires (USFP), l’Istiqlal et le Parti du progrès et du socialisme (PPS), les socialistes ayant préféré tirer les leçons de leur échec (39 sièges) et se refaire une santé dans l’opposition, Benkirane a été amené à traiter avec les seuls Istiqlal (60 députés) et PPS (18), en comptant sur l’appoint du Mouvement populaire (32).

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Les discussions entre le leader islamiste et ses partenaires ont porté sur la structure du gouvernement, la répartition des portefeuilles et le choix de leurs titulaires. Rapidement, on a fixé à une trentaine le nombre des ministres. Le PJD s’est réservé la part du lion : onze ministères, en plus de la direction du gouvernement, l’Istiqlal en obtenant six, le PPS et le MP quatre chacun.

Une fois esquissé, l’accord devait être entériné par le Palais. La distribution arithmétique des postes, qui reflète le nombre des sièges remportés, n’a pas soulevé de problème. Il n’en est pas allé de même pour la configuration du gouvernement. Souhaitée par le PJD, la création d’un poste de vice-chef du gouvernement (qui n’est pas prévu par la loi fondamentale) a été écartée au profit d’un ministre d’État unique. La division du ministère de l’Intérieur en deux (Sécurité et Collectivités locales), réclamée également par les islamistes qui espéraient y mettre un pied, n’a pas été agréée. En revanche, il a été adjoint au ministère de l’Économie et des Finances un département du Budget qui revient au PJD. Le débat a été âpre avec l’Istiqlal, qui entendait garder l’Équipement et les Transports après l’élection de Karim Ghellab, son ancien titulaire, à la présidence de la Chambre. Le PJD a obtenu finalement gain de cause, et c’est Abdelaziz Rabbah qui en a hérité.

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Dispositif original

La désignation à la Justice d’El Mostafa Ramid, fort en gueule et avocat des djihadistes, ne s’est pas faite sans mal.

Avant d’évoquer les ministères PJD, un mot sur le dispositif original mis en place par Benkirane pour diriger son gouvernement. Il faut citer d’abord Abdellah Baha, le ministre d’État, numéro deux de l’équipe – pour ne pas dire son numéro un bis. Cet ingénieur agronome, vétéran du mouvement islamiste, forme avec le chef du gouvernement un tandem dont on ne connaît pas d’équivalent. Il en est à la fois l’alter ego et le total opposé. Autant l’un est spontané, séducteur, gaffeur, autant l’autre est discret, réservé, voire mutique. Les deux se complètent à merveille. À leurs côtés, un troisième homme : Mohamed Najib Boulif, ministre des Affaires générales et de la Gouvernance. Plus ouvert aux questions économiques, il est appelé à jouer le même rôle qu’un Ahmed Lahlimi auprès de Youssoufi ou qu’un Nizar Baraka dans l’entourage immédiat d’Abbas El Fassi.

La désignation à la Justice d’El Mostafa Ramid ne s’est pas faite sans mal. Fort en gueule, avocat des djihadistes, le personnage est souvent l’objet de polémiques, quand il ne les provoque pas. Ceux qui l’ont récusé au Palais se sont appuyés sur des accusations précises, qui, vérification faite sur ordre du roi, se sont révélées sans fondement. L’affaire, qui a failli tourner à la crise, s’est conclue à l’avantage du chef du gouvernement, qui en a retiré un surcroît d’autorité.

Le choix de Saad-Eddine El Othmani pour diriger les Affaires étrangères n’a apparemment pas donné lieu à de longs débats. On ignore quels sont les talents de diplomate de ce psychiatre, par ailleurs diplômé en sciences islamiques. Il pourra en tout cas compter sur le concours efficace de son ministre délégué, Youssef Amrani, un diplomate chevronné dont on ignorait l’appartenance à l’Istiqlal et qui était, depuis mai 2011, secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UPM). Sans oublier que, parallèlement, Taïeb Fassi Fihri, le ministresor-tant, est appelé à suivre les dossiers importants au Palais au titre de conseiller du roi.

Le principe de précaution qui a prévalu pour les Affaires étrangères a été observé au ministère de l’Intérieur, avec la nomination de Mohand Laenser, le leader du MP, dont la loyauté à l’égard du Makhzen ne fait pas de doute. Il bénéficiera de l’aide d’un ministre délégué qui est un homme de la « maison », Charki Draiss, ci-devant patron de la Sûreté nationale.

Rude coup à la parité

Parmi les autres ministères islamistes, la Communication échoit à Mustapha El Khalfi. Universitaire, anglophone, le benjamin de l’équipe (il a 38 ans) conjugue aisément les vertus de rigueur et de pédagogie qu’exige la fonction de porte-parole du gouvernement. Enfin, l’unique femme du cabinet, Bassima Hakkaoui, dirigera le ministère de la Solidarité et de la Famille. Ce rude coup porté à l’objectif de la parité est d’autant plus regrettable que le précédent cabinet comptait pas moins de sept femmes.

En ce qui concerne l’Istiqlal, son chef, Abbas El Fassi, a été l’objet de pressions incessantes tout au long de la gestation du gouvernement. Et c’est le « lobby familial » qui a emporté le plus gros morceau avec la désignation de son gendre, Nizar Baraka, à l’Économie et aux Finances, de son beau-frère, Mohamed El Ouafa, à l’Éducation, et de Fouad Douiri, neveu d’une autre figure du parti nationaliste, à l’Énergie… Le PPS ne s’en est pas mal tiré au regard de son score électoral en contrôlant l’Habitat (confié à Nabil Benabdellah, son secrétaire général), la Santé, l’Emploi et la Culture.

Qu’en est-il des cinq ministres « indépendants » ? S’agissant des portefeuilles des Affaires religieuses, de l’Administration de la défense et du Secrétariat général du gouvernement, Benkirane a rappelé qu’ils relevaient du domaine réservé du roi, ce qui ne l’a pas empêché d’user même ici de son droit de proposition. Ces trois départements ont gardé les mêmes titulaires. Le quatrième de ces ministres, celui délégué à l’Intérieur, déjà évoqué, est un nouveau venu ; enfin, Aziz Akhannouch conserve le ministère de l’Agriculture, où il aura à gérer encore quelques dossiers délicats, comme les négociations avec l’Union européenne. Pour ce faire, il a dû démissionner du Rassemblement national des indépendants (RNI), rejeté dans l’opposition, avec bien entendu l’assentiment du Palais. Mais l’opération correspondait aux vœux du chef du gouvernement qui, d’entrée de jeu, avait sollicité l’intéressé.

De mémoire de Marocain, jamais un chef de l’exécutif n’a disposé d’autant d’atouts – institutionnels et humains – pour gouverner et appliquer son programme de réformes.

Abdelilah Benkirane a toutes les raisons d’être heureux. De mémoire de Marocain, jamais un chef de l’exécutif n’a disposé d’autant d’atouts – institutionnels et humains – pour gouverner et appliquer son programme de réformes qu’il s’apprête à annoncer devant le Parlement. Il faut dire que, dès le lendemain des élections, le roi a pris la mesure de la nouvelle donne politique et a joué le jeu démocratique. Non seulement le Palais n’apas été surpris par la victoire, mais il l’a accompagnée.

Entre le roi et le chef du gouvernement, les relations semblent empreintes de confiance. Le style spontané, décontracté, bonhomme, du leader islamiste n’a pas tardé à décrisper l’atmosphère. Lors de la première audience, Benkirane a lancé à M6 : « Je ne sais même pas comment je dois m’adresser à vous : Majesté, Sidna (« Notre Seigneur ») ou Sidi Mohammed… » Puis, à la deuxième audience : « Je voudrais vous raconter une blague » – « Vous me l’avez déjà proposé la dernière fois ! » – « Mais elle était salace… ». En évoquant ses entretiens avec le souverain devant ses amis, le leader islamiste a prévenu : « À l’avenir, je rapporterai tout au roi. Aussi, si vous voulez que je lui dissimule une chose, ne me la dites pas ! »

Toute la question désormais est de savoir si Abdelilah Benkirane pourra dire non au roi. La Constitution lui donne sur plus d’un point – qu’il s’agisse d’une banale nomination ou d’une décision stratégique – le droit et l’occasion de le faire. Après tout, c’est bien le rôle d’une Constitution de gérer les conflits. C’est-à-dire de permettre à un acteur politique de dire non, mais sans entrer en dissidence et remettre en question l’essentiel: la pérennité de l’État et de la nation.

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Par Hamid Barrada, envoyé spécial à Rabat

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