Gamal al-Ghitani : « Je ne fais pas de différence entre les salafistes et les Frères musulmans »
De passage dans la capitale française, l’écrivain engagé Gamal al-Ghitani revient sur la révolution de janvier et s’exprime sur l’avenir politique et culturel de l’Égypte. Sans cacher sa vive inquiétude face à la percée des courants islamistes.
Souriant, un rien gêné, l’écrivain égyptien Gamal al-Ghitani se laisse prendre en photo avec ses admirateurs. À 66 ans, il a été choisi pour diriger le conseil d’administration de la Grande Bibliothèque du Caire. La consécration d’une brillante carrière littéraire, que personne n’aurait pu prédire au jeune tisserand né dans un petit village du sud de l’Égypte. Et pourtant, encouragé à ses débuts par Naguib Mahfouz, qu’il considère comme « le père de la littérature arabe », il est aujourd’hui l’un des plus grands écrivains égyptiens.
Connu pour son œuvre abondante, Gamal al-Ghitani est aussi un journaliste réputé pour ses diatribes virulentes à l’encontre des courants religieux extrémistes. Longtemps reporter de guerre à la frontière israélienne, il est devenu le rédacteur en chef de la revue littéraire Akhbar al-Adab. Activiste politique, il a été emprisonné sous Nasser, avant d’être interdit de publication sous Sadate. Mais ce soir, dans un petit café de Ménilmontant (Paris), Al-Ghitani est là pour exposer son point de vue sur la transition démocratique égyptienne. Sur un ton courtois, et sans jamais se départir de son calme, l’auteur du Livre des illuminations répond à toutes les questions.
Jeune Afrique : On attribue souvent le Printemps arabe à la jeunesse. Quelle a été la contribution de votre génération ?
Gamal al-Ghitani : Elle l’a préparé. Je suis allé deux fois place Al-Tahrir, et les jeunes qui étaient là m’ont accueilli en disant : « Bonjour au créateur de Zayni Barakat ! » [Le personnage principal de ce roman du même nom, un ministre des comptes tyrannique, rappelle le président Gamal Abdel Nasser, NDLR.] Cela veut dire qu’ils ont lu nos œuvres et qu’ils sont dans la continuité de notre génération. Si cette continuité n’apparaît pas clairement, c’est sans doute à cause de la coupure causée par les nouvelles technologies. Moi, par exemple, je ne maîtrise pas du tout ce domaine. La littérature a été pionnière dans l’audace, depuis les œuvres de Naguib Mahfouz, qui critiquaient la situation à l’époque d’Abdel Nasser, en passant par Cette odeur-là, de Sonallah Ibrahim, ou encore Zayni Barakat, que j’ai écrit en 1969.
Les jeunes nous ont lus et sont dans la continuité de notre génération. La littérature a été pionnière dans l’audace.
Que pensez-vous de la situation aujourd’hui ?
Après la chute de Moubarak, on a empêché Wael Ghonim, ce jeune révolutionnaire qui travaillait chez Google à Dubaï, de parler place Al-Tahrir pour donner la parole au prédicateur Youssef al-Qaradawi, président de l’Union internationale des oulémas. J’ai dit qu’il essayait de « khomeiniser » la révolution égyptienne. Cet événement résume la situation dans laquelle on est depuis la révolution. Les jeunes auraient dû s’unir et former un parti, mais les divisions se sont accrues. Cela a favorisé l’apparition d’opportunistes, qui tentent de récupérer la révolution. Je pense notamment à Amr Moussa, l’ancien secrétaire général de la Ligue arabe, l’un des serviteurs du régime de Moubarak, qui se présente à l’élection présidentielle et clame qu’il était différent. C’est une arnaque politique !
Pensez-vous qu’il faille transférer le pouvoir aux civils ?
C’est essentiel. Mais il ne faut pas précipiter cette passation de pouvoir pour ne pas aggraver nos problèmes. Aujourd’hui, la présence du Conseil suprême des forces armées dans la vie politique en fait l’objet de toutes les critiques. Et ce n’est pas quelque chose de positif pour l’institution militaire. Si l’armée se divise, l’État va disparaître, puisque c’est peut-être la seule institution qui n’a pas été mise à mal par la révolution. Et le point important à mes yeux, en ce moment, c’est la préservation de l’État égyptien. Pour la première fois, j’ai l’impression qu’il est menacé de division.
Pourquoi ?
La situation au Sinaï est instable. Il y a là un projet d’État bédouin. Je ne fais pas confiance au Hamas parce qu’ils rejoignent les Frères musulmans sur l’idée d’Oumma islamique et ne croient pas à l’idée de nation. On peut à tout moment assister à un transfert de population de Gaza vers la ville d’Al-Arish. Les Frères musulmans pourraient se justifier en disant qu’il s’agit là de nos frères dans l’islam. Avec la montée des courants extrémistes, la situation des Coptes est vraiment difficile. Quand un cheikh salafiste s’exprime en disant que ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à partir au Canada, je réponds que ce n’est pas possible, qu’il s’en aille lui s’il n’est pas content.
Voir l’interview vidéo de Gamal Al-Ghitani :
Un certain immobilisme pousse des révolutionnaires à douter de la crédibilité du Conseil suprême…
Il y a eu des erreurs de gestion. Pourquoi le Conseil ne récupère-t-il pas les terres qui ont été distribuées par l’ancien régime ? On n’a pas concrétisé l’idée de justice sociale. La différence moyenne entre le salaire minimum et le salaire maximum est de l’ordre de 1 pour 4 000. Moi, je gagne 2 000 livres [255 euros] par mois. Un de mes collègues au sein du groupe Al-Akhbar, dont dépend ma revue, parce qu’il était proche du régime, touchait 2 millions de livres par mois. L’ancien régime est encore là. Des milliardaires connus utilisent leurs ressources pour donner une mauvaise image de la révolution. Une guerre invisible est livrée contre les jeunes.
Pourquoi rien n’a changé ?
À mon avis, le Conseil manque d’expérience et garde peut-être une certaine fidélité à l’ancien régime. N’oublions pas qu’il n’a pas fait de coup d’État ! Pourtant, il ne faut pas entrer en confrontation avec lui, il faut faire pression sur le Conseil et dialoguer avec ses membres.
Craignez-vous l’arrivée des salafistes au pouvoir ?
Je ne fais pas de différence entre les salafistes et les Frères musulmans. Les Frères sont plus importants, plus dangereux, plus intelligents. Ils peuvent arriver au pouvoir. À un moment, les salafistes vont faire alliance avec eux. La vraie question qui se pose, c’est de savoir si nous voulons un État laïc ou un État islamique. L’armée va-t-elle le permettre ? Non. Car si les Frères arrivent, cela va entamer l’influence du Conseil. On ne laissera pas un courant religieux conservateur tirer les fruits de la révolution de janvier. Pour nous, intellectuels, les conséquences seraient terribles. En même temps, les résultats des élections ont une légitimité certaine.
La place des artistes dans la révolution
Les créateurs ont été nombreux à soutenir les révolutionnaires de la place Al-Tahrir. Cela a été le cas d’Alaa el-Aswany, célèbre écrivain qui, pendant le soulèvement populaire, a organisé tous les jours une conférence de presse destinée aux correspondants étrangers. Cela a été le cas aussi d’Ahdaf Soueif, autre grand nom de la littérature égyptienne, qui a défendu la cause révolutionnaire dans le quotidien britannique The Guardian, quand Amr Waked et Khaled Abol Naga, deux artistes engagés, étaient régulièrement à l’antenne d’Al-Jazira pour dénoncer les méfaits du régime de Moubarak. Plusieurs artistes, et non des moindres, ont cependant fait le (mauvais ?) choix d’apporter leur soutien au président déchu : à l’instar d’Ahmed el-Sakka, acteur populaire, ou encore du chanteur Tamer Hosni, surnommé « le roi de sa génération ». Tous deux ont été violemment chassés de la place Al-Tahrir alors qu’ils essayaient de convaincre les révolutionnaires de rentrer chez eux.
Le Conseil suprême a pourtant organisé une conférence de presse pour affirmer que le résultat des élections n’était pas représentatif…
Le Conseil croit que notre régime est de type présidentiel et que le Parlement n’a aucun poids. Celui-ci ne pourra pas imposer une motion de censure au gouvernement, par exemple. J’ai écrit un article contre cette décision, en disant que si moi j’allais voter, c’était pour avoir un Parlement qui dispose de cette arme.
Comment expliquez-vous la grande liberté dont jouissait le monde littéraire sous Moubarak ?
Akhbar al-Adab, la première revue à avoir publié L’Immeuble Yacoubian, dépend d’une organisation étatique. Malgré cela, nos textes ont toujours été très critiques. Cet espace de liberté est apparu avec Anouar al-Sadate et a gagné en importance sous Moubarak. Parce que les services de sécurité ne s’intéressent pas à la littérature. Ils visent en priorité le journalisme politique. Et même dans ce domaine, des journaux attaquaient Moubarak de manière très virulente. Je me souviens d’un titre d’Abdel-Halim Qandil, journaliste nassériste et opposant, qui disait : « C’est une honte que tu sois président. » Cette marge de liberté permettait à Moubarak de prouver que son régime était démocratique.
Existe-t-il une véritable création littéraire dans le monde arabe ou sommes-nous dans l’imitation ?
Il existe un véritable foisonnement créatif depuis le milieu des années 1990. L’Arabie saoudite connaît un mouvement littéraire fort qui raconte la réalité du pays. Il existe aussi une véritable compétition entre les émirats pour le financement de projets culturels. Même le Qatar a lancé un projet génial pour la traduction. Si l’Irak semble absent, nous avons veillé à garder le lien. Depuis l’invasion américaine, sa vie culturelle nous semble lointaine, mais il y a une nouvelle génération d’écrivains dont nous ne connaissons rien. Il est de notre devoir de communiquer avec eux.
Cela signifie-t-il que l’Égypte a perdu sa place centrale ?
La révolution de janvier la lui a rendue, mais elle a besoin d’une politique culturelle nouvelle. J’ai espoir que le nouveau ministre de la Culture, Chaker Abdel Hamid, saura apprécier à sa juste valeur le contexte postrévolutionnaire. Le retour d’Al-Azhar est également essentiel pour remettre l’Égypte sur le devant de la scène culturelle. L’institution religieuse, en tant qu’université, peut combattre le courant wahhabite.
Quelle empreinte a, selon vous, laissée Naguib Mahfouz sur la littérature arabe ?
Avant Mahfouz, le mot arabe qui signifie «écrivain » désignait le conteur qui, avec son instrument de musique, récitait des poésies dans les cafés populaires. Il était presque considéré comme un mendiant. Naguib Mahfouz a fondé la littérature arabe moderne. Plus encore, il l’a développée. Il a commencé avec le roman historique, puis réaliste, puis symbolique. Nous sommes tous sortis de son école, même ceux qui s’opposent à lui aujourd’hui. Prenez mon œuvre, par exemple. En un sens, je suis en contradiction avec Mahfouz, puisque j’appelle à une réutilisation des formes anciennes de notre patrimoine littéraire. Mais sans lui, je ne serais pas là aujourd’hui.
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Propos recueillis par Tony Gamal Gabriel
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