Sonallah Ibrahim

Les Américains, les islamistes et, bien sûr, le régime de Moubarak tout le monde en prend pour son grade. Une lecture incisive du monde actuel, par le plus engagé des écrivains égyptiens.

Publié le 30 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

Sonallah Ibrahim (68 ans), un écrivain arabe majeur dont six romans ont déjà été traduits en français par les éditions Actes Sud, est né en 1937 dans une famille de la petite bourgeoisie cairote. Sa jeunesse est marquée par son engagement précoce dans la mouvance communiste, peu après le coup d’État des Officiers libres de 1952. Alors que toute activité politique est interdite en Égypte, il abandonne ses études de droit en 1954 et milite dans la clandestinité. Arrêté en janvier 1959, il est transféré de prison en camp avant d’être libéré en 1964. Sonallah Ibrahim renonce alors à l’action politique et devient écrivain. Son premier livre, publié en 1966 et aussitôt censuré, raconte ses années d’emprisonnement. En parallèle, il exerce le métier de journaliste jusqu’en 1974, avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Son dernier ouvrage, paru en octobre 2005, Amrikanli. Un automne à San Francisco, narre l’expérience d’un professeur égyptien d’histoire comparée, invité à enseigner pendant un semestre dans une université californienne. Dans un style précis et dépouillé, l’auteur livre une représentation désabusée, mais non dénuée d’humour et d’ironie, du pays de l’oncle Sam.

Jeune Afrique/ L’intelligent : L’histoire de ce professeur égyptien invité aux États-Unis est-elle directement inspirée de votre expérience ?
Sonallah Ibrahim : J’ai effectivement été invité en 1998 par l’université de Berkeley à animer un séminaire de littérature, dans lequel je devais parler de mon travail d’écrivain. Je ne pouvais m’empêcher de prendre des notes sur tout ce que j’observais et ressentais aux États-Unis. On était en pleine affaire Lewinsky, il y avait une sorte de fièvre… Pour autant, le personnage principal du professeur ne me ressemble pas : il est historien et célibataire. Mon livre est une fiction pure qui a des points d’ancrage dans ma vie et dans celle des gens que je connais. Mais tous les personnages sont inventés.
J.A.I. : Ce professeur est un antihéros, un type de personnage qui revient dans la plupart de vos livres, exception faite de Warda, formidable et très positif portrait d’une jeune femme arabe, idéaliste et humaniste, qui s’engage dans la guérilla du Dhofar au début des années 1960…
S.I. : Le professeur d’Amrikanli est typique de l’Égyptien moyen qui comprend tout mais ne prend jamais d’initiative. Il est replié sur lui-même, ce qui se répercute aussi dans sa vie sentimentale et sexuelle. Dans mon livre Les Années de Zeth, Zeth est aussi une personnalité très égyptienne. C’est une femme qui n’agit pas, qui a peur, qui porte le foulard. Personnellement, je vénère les femmes. Je pense qu’elles ont plus de force, mais, pour des raisons historiques, elles ont été marginalisées par rapport aux hommes et mises à l’écart de la vie politique, y compris en Occident. Warda, elle, agit, va de l’avant tout en portant les contradictions et les faiblesses de l’être humain. À l’époque, il y avait réellement des femmes comme ça. Warda est une battante. C’est un être humain complexe, dense, qui bouge pour changer les choses.
J.A.I. : Aujourd’hui, il n’y a plus de Warda en Égypte ?
S.I. : La société égyptienne est complexe. On y compte des femmes soumises comme d’autres qui militent. Au cours de cette dernière année, le mouvement Kifaya (« Assez ! »), qui demande un changement politique, a enregistré la participation de nombreuses femmes, dont beaucoup sont dévoilées. Les femmes sont libres dans la vie publique égyptienne et, au Caire, vous voyez beaucoup de jeunes filles habillées à la mode occidentale, le nombril à l’air !
J.A.I. : Amrikanli, qui se passe aux États-Unis, vous donne l’occasion de dénoncer certains travers de la société égyptienne. Vous êtes notamment critique par rapport à la recrudescence du port du voile dans le pays…
S.I. : Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Moi je n’aime pas le voile. J’aime voir les cheveux des femmes ! Le port du voile est une convention sociale imposée d’une manière ou d’une autre. Et il y a quelque chose de schizophrénique chez certaines filles voilées qui, en même temps, portent un pantalon ultramoulant ou une blouse couleur chair plus excitante que si elles avaient les bras nus. Ce jeu entre le port du foulard et les vêtements sexy me dérange.
J.A.I. : Vous dites que l’Égypte souffre de « dépression collective ». Pourquoi ?
S.I. : Les Égyptiens sont déprimés par la vie politique et son verrouillage par le pouvoir, l’absence d’avenir, les difficultés sociales… Je fais partie des membres fondateurs, il y a un an, du mouvement Kifaya. C’est un mouvement informel qui rassemble plusieurs sensibilités politiques, ce qui est nouveau. Il y a des communistes, des libéraux, des nassériens, des islamistes, et le coordinateur est copte ! Le mouvement ne possède pas d’instance dirigeante. Ce n’est pas une structure rigide mais plutôt une sorte de démocratie directe. L’autre nouveauté, c’est qu’il a donné naissance à plein d’autres petits mouvements parallèles qui se réclament de la même idée. Il y a les Étudiants pour le changement, les Femmes pour le changement, les Médecins pour le changement… Un homme qui sortait de l’hôpital après une dépression a même évoqué l’idée de créer les Fous pour le changement !
J.A.I. : Pourtant, au vu du résultat de la dernière élection présidentielle, le changement n’est pas encore arrivé…
S.I. : Kifaya a boycotté ces élections car les résultats étaient connus d’avance. Le boycottage est un sentiment personnel, pas une position politique. Nous pensons qu’au lieu de participer, il faut susciter une désobéissance civile. Kifaya a très peu de moyens, mais a frappé les esprits et les médias en inventant de nouvelles formes d’action politique qui lui ont donné un retentissement plus important que sa force réelle. Notre mot d’ordre, qui n’est pas un programme, est « tout ça a trop duré ». Beaucoup d’Égyptiens pensent de même. Nous préparons notre participation aux élections législatives de novembre. Nous avons pris des contacts avec les différentes forces populaires et syndicales pour proposer des candidats.
J.A.I. : Vous avez été emprisonné en 1959, à 22 ans, car vous étiez communiste. Vous avez été libéré en 1964, et votre premier roman, Cette odeur-là, qui raconte vos années de détention, a été censuré à sa sortie en 1966… En 2003, vous avez refusé le Prix du Caire pour la création romanesque. Aujourd’hui, quels sont vos rapports avec le pouvoir ?
S.I. : Le pouvoir n’a pas peur de moi, car je suis sans charisme et sans prétention politique ! Je ne suis pas un chef politique et, comme je suis un peu connu à l’étranger, il fait mine de m’ignorer. Quand j’ai refusé le prix, j’ai bien précisé que c’est parce que je ne voulais pas être un modèle. Je suis libre, je n’ai pas de responsabilités familiales lourdes, je ne suis pas dépendant de l’État, à l’inverse de trois quarts des Égyptiens qui sont fonctionnaires. C’était la première fois que quelqu’un défiait cette institution et, en cela, j’ai voulu montrer que chacun peut résister à sa manière et selon ses propres moyens. Après, j’ai reçu des centaines d’appels de soutien, venant parfois du fin fond de l’Égypte.
J.A.I. : Qu’en est-il de la liberté d’expression en littérature et dans les médias en Égypte ?
S.I. : La presse égyptienne va loin. Il y a quand même une marge par rapport à des pays comme la Syrie ! Nous avons des journaux complètement indépendants et la censure est beaucoup plus légère vis-à-vis des écrivains qui n’hésitent pas à critiquer le pouvoir dans leurs livres. Je pense à Mohammed el-Bisatie, Baha Taher ou Cherif Ettata. Et il y a même le mouvement des Écrivains pour le changement…
J.A.I. : Dans Amrikanli, vous montrez les incompréhensions qui existent entre l’Orient et l’Occident, mais aussi leurs points communs. Depuis le 11 Septembre, on glose beaucoup sur cette prétendue opposition entre Islam et Occident. Qu’en pensez-vous ?
S.I. : Les attentats du 11 septembre 2001 ont été exploités par la droite américaine pour renforcer sa mainmise sur le monde arabe et ses ressources pétrolières. Je pense qu’il y a dans cette histoire de séparation entre Occident et Islam beaucoup d’ignorance, qui a fait naître un malentendu. L’Occident et l’Islam appartiennent à un même système mondial dominé par le capitalisme international. Il n’y a pas de coupure. Pour moi, les islamistes sont à la solde du capitalisme… Là, c’est le marxiste qui parle !
J.A.I. : Vous parlez de mondialisation, vous êtes militant altermondialiste ?
S.I. : En Égypte, j’ai créé avec d’autres personnes un groupe altermondialiste il y a trois ans. Chaque année, nous tenons notre congrès au Caire, même si nous ne comptons pas encore beaucoup de membres. L’altermondialisme prend aujourd’hui de l’importance, en Occident comme dans le monde arabe, car il propose un autre projet politique qui rassemble les peuples. Les gens sont informés grâce aux télévisions satellitaires et aux nouveaux moyens technologiques qui sont aussi des moyens de lutte. Comme Internet, très utilisé par Kifaya, ou le téléphone mobile, qui permet de rassembler les gens et de faire circuler les infos pendant les manifestations.
J.A.I. : Vous avez toujours voulu être écrivain ?
S.I. : Jeune, mon rêve était d’être journaliste, métier que j’ai exercé quelque temps. Mais cinq années d’expérience carcérale m’ont changé. Je me suis rendu compte que le roman me donnait la liberté de faire et refaire le monde. Après mon premier livre, Cette odeur-là, qui a fait parler de moi, je n’ai jamais eu d’autre occupation que l’écriture. Je me lève le matin dans mon appartement d’Héliopolis, au Caire, je déjeune, me douche et me mets devant l’ordinateur. Je sors très peu, et quand je n’écris pas, je lis. J’habite avec ma femme, qui est très énergique, et avec laquelle je partage la même vision politique et sociale. C’est moi qui fais les courses et la vaisselle. C’est très bon pour réfléchir !

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