« Le simple et le complexe »

Publié le 30 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Le hasard des lectures et les impératifs de l’actualité me conduisent à vous proposer cette semaine un Ce que je crois en trois volets.
1. Très bon sociologue et, à mes yeux, un des meilleurs intellectuels de langue française, juif accusé d’antisémitisme, Edgar Morin est l’auteur de cette réflexion,
que je vous soumets parce que je la trouve à la fois juste et actuelle :
« Sur la question d’Israël, j’ai signé un article intitulé « Le simple et le complexe ».
« Qu’est-ce qui est simple dans cette histoire ? C’est que la force israélienne est disproportionnée par rapport à la force matérielle des Palestiniens. C’est que, d’un côté, vous avez des occupants, et, de l’autre, des occupés.
« La complexité tient à ce que deux nations en formation se sont disputé la même terre. La complexité, c’est que le peuplement juif s’est fixé sur cette terre où il y avait déjà une autre population, et, en plus, se trouve dans une situation où son avenir est extrêmement incertain.
« Actuellement, Israël menace, terrorise et tue beaucoup plus de Palestiniens qu’il n’a de victimes. Mais qui sait à terme si cet énorme environnement du monde arabe ne va pas finalement étrangler Israël ?
« Le royaume chrétien de Saint-Jean-d’Acre n’a pas tenu longtemps. J’essaie dans tous mes diagnostics de ne pas être réducteur. Je prends parti, mais je m’oppose aux simplifications et aux diabolisations. »

2. Depuis trente ans qu’il vit au Moyen-Orient (et le sillonne), pour The Times d’abord, The Independent ensuite, Robert Fisk, grand journaliste britannique, est devenu un des meilleurs spécialistes des hommes et des affaires de cette région. Et il vient de publier, en anglais, puis en français, un livre (de mille pages !), La Grande Guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient 1979-2004 (éd. La Découverte).
À la question : de tous les personnages historiques que vous avez rencontrés, lequel vous a le plus impressionné ?, il répond (dans Le Nouvel Observateur) :
« Ben Laden, bien sûr. C’est le seul leader arabe que j’ai rencontré qui n’a pas immédiatement répondu à mes questions : la plupart d’entre eux balbutient la première chose qui leur passe par la tête, de crainte de paraître stupides. Ben Laden, lui, réfléchissait une bonne minute à chacune de mes questions, tout en se curant les dents avec un bout de bois, dans un silence absolu, avant de donner une réponse soigneusement pesée.
« Il ne comprenait rien au reste du monde et à sa politique – il s’attendait à une guerre civile aux États-Unis ! -, mais il comprenait fort bien le monde arabe et son sentiment d’humiliation. C’est ainsi qu’il a pu impressionner beaucoup d’Arabes qui, sans cela, auraient rejeté son action. »
Cette appréciation de la personnalité d’Oussama Ben Laden, rare de la part d’un « Occidental », me conduit moi-même, qui ne partage ni l’analyse ni la stratégie de Ben Laden, encore moins les actes qu’elles ont inspirés, à vous livrer mon explication de la résonance que le leader d’al-Qaïda trouve auprès de millions de musulmans (et de déshérités) à travers le monde.
Dans leur grande majorité, et quel que soit le pays auquel ils appartiennent, les Arabes (et les musulmans) sont ulcérés de constater qu’ils n’ont :
– pas de gouvernement qui les représente, les défende, et dont ils puissent être fiers ;
– ni d’armées capables de vaincre leurs adversaires ou, seulement, de leur faire face et de les contenir.
Dans leur ensemble, les musulmans n’ont connu, depuis des décennies, ou même des siècles, en tout cas depuis la chute de l’Empire ottoman, qu’occupations, défaites et humiliations.
Aucun de leurs chefs ne leur propose une stratégie digne de ce nom, aucun n’observe une conduite qui leur inspire affection ou respect.
Ils ont beaucoup espéré de Gamal Abdel Nasser, puis de Saddam Hussein – et ont été déçus.
Alors, Ben Laden, Zawahiri, les islamistes djihadistes qui se battent contre l’Amérique et lui infligent des revers, qui font trembler les tyrans musulmans (ou les exposent comme agents de l’impérialisme), trouvent auprès d’eux, ou de beaucoup d’entre eux, une certaine résonance, voire un écho certain.

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3. Vous entendez déjà beaucoup parler de la Syrie. Sachez que l’agonie de son régime, car c’est de cela qu’il s’agit, fera couler beaucoup d’encre et, il faut le craindre, encore plus de sang.
Ce sera en tout cas, sans aucun doute, une des grandes affaires de 2006.
Héritier d’une civilisation qui a compté et d’une belle tradition, ce pays de 19 millions d’habitants a raté son indépendance, qui remonte à 1946 (soixante ans !). Depuis plus d’une génération, il vivote, sous la mauvaise dictature du parti Baas et le joug de son aile militaire, elle-même fief d’une minorité sociologique et religieuse : les Alaouites (10 % à 12 % de sa population).
Ophtalmologue de métier, Bachar al-Assad, son actuel « président », n’occupe la présidence, depuis juin 2000, que par défaut :
– parce qu’il est le fils de son dictateur de père ;
– et parce que son frère aîné, Basel, est mort dans un accident de voiture (en janvier 1994) avant d’accéder à la fonction que son père l’avait préparé à exercer.

Bachar a bénéficié à son tour d’une formation intensive de six ans et demi ; il est « président » depuis cinq ans mais donne, encore aujourd’hui, l’impression d’être un analphabète politique : cette incapacité d’apprendre en fait un cas désespéré.
Quoi qu’il en soit, il n’exerce qu’un pouvoir de façade et n’a guère de prise sur ses dysfonctionnements. On murmure à Damas que ce sont les barons du régime, les chefs de l’armée et des services de renseignements (pléthoriques) qui gouvernent le pays, avec l’aide (et la couverture) d’un « président » qui ne parvient ni à arbitrer leurs rivalités ni à empêcher la cacophonie née de leurs désaccords.
Là est l’explication de l’étrange, de l’inexplicable comportement de Bachar al-Assad.
Ne l’avons-nous pas entendu déclarer urbi et orbi deux choses importantes, qu’il réitère jour après jour ?
– « La Syrie est innocente de ce crime » (l’assassinat, le 14 février 2005, de Rafic Hariri, ancien Premier ministre du Liban) ;
– « S’il se révèle qu’un Syrien y a trempé, nous le considérerons comme un traître » (sic).

Si ces affirmations étaient vraies, il lui suffirait aujourd’hui d’ajouter à l’intention des Syriens, des Libanais et du reste du monde :
– « La Syrie n’est pour rien dans ce meurtre, je le réaffirme. Mais, comme elle était alors au Liban coresponsable de la sécurité de ceux qui s’y trouvaient, elle se sent responsable et mènera l’enquête avec tous les moyens dont elle dispose jusqu’à démasquer les coupables. Elle y a intérêt et il y va de sa propre sécurité » ;
– « Les personnalités syriennes sur lesquelles le rapport de l’ONU fait peser un doute sont innocentes, je l’ai vérifié, et, d’ailleurs, elles sont à la disposition de toute instance internationale pour qu’elle puisse les entendre et s’assurer de leur innocence. »

Il n’aurait plus qu’à nous le dire… avec suffisamment de sincérité et de conviction et à participer efficacement à la recherche de la vérité et des coupables pour que l’honneur de son régime soit restauré, et la sécurité de son pays sauvegardée.
Tant qu’il ne s’estimera pas en mesure de le faire, la présomption de culpabilité pèsera lourdement sur ses acolytes et l’étau continuera à se resserrer sur ce pouvoir qui ressemble de plus en plus à un gang cerné.

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