Les dessous d’un mariage

Après plusieurs mois de tractations, Dakar a fini par décider de rétablir ses relations diplomatiques avec Pékin. Aux dépens de Taiwan.

Publié le 30 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

« Une décision historique. » C’est ainsi que s’est exprimé le 25 octobre le ministre sénégalais des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, pour saluer le rétablissement des relations diplomatiques entre le Sénégal et la Chine. Il venait de signer à Pékin, avec son homologue chinois, un communiqué conjoint. Lequel précise : « Le gouvernement de la République du Sénégal reconnaît qu’il n’y a qu’une Chine dans le monde, que le gouvernement de la République populaire de Chine est l’unique représentant légal de toute la Chine, et que Taiwan fait partie intégrante du territoire chinois. » Ce revirement spectaculaire dans la politique asiatique de Dakar tire un trait sur l’idylle, née en 1995, entre Taiwan et le Sénégal.
Le chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade s’en explique dans une lettre du 25 octobre adressée à son alter ego de Taipei, Chen Shui-bain : « Aujourd’hui, le gouvernement du Sénégal a procédé à une réévaluation de nos relations et a estimé devoir établir des relations diplomatiques avec Pékin, avec les conséquences qui en découlent. Toutefois, j’ai précisé à Pékin que le Sénégal entend maintenir les relations économiques, commerciales et culturelles avec les autorités de Taiwan, si celles-ci le désirent. »
Un divorce à l’amiable pour préserver l’essentiel ? Tel semble être le désir de Wade. Mais Taiwan ne l’entend pas de cette oreille, qui rend publique, dès l’annonce de la nouvelle, sa décision de « suspendre tous les projets et programmes en cours d’exécution au titre de la coopération économique ». Un important manque à gagner pour le Sénégal. Taipei est en effet réputé pour sa « diplomatie du chéquier ». Le fameux « fonds taiwanais », directement géré par l’ambassadeur à Dakar, constitue une bouffée d’oxygène pour l’économie sénégalaise. Au cours de ces quatre dernières années, quelque 200 milliards de F CFA ont ainsi été injectés dans l’assistance au développement : dons, prêts à des taux préférentiels, financement de projets… Les traces de l’argent de Taiwan sont visibles : des bassins de rétention d’un coût de 13,2 millions de dollars ; une contribution à hauteur de 5,8 milliards de F CFA aux frais de réparation de l’avion présidentiel ; de nouvelles routes à l’intérieur du pays…
Plusieurs mois d’une intense diplomatie secrète entre Dakar et Pékin ont fait oublier tout cela. Abdoulaye Wade avait annoncé la couleur dès son arrivée au pouvoir, en mars 2000. Beaucoup espéraient qu’il restât fidèle à son vote de 1995, alors qu’il siégeait comme ministre d’État dans le gouvernement d’Abdou Diouf. Il avait opté pour le « oui » quand l’ex-chef de l’État avait mis aux voix la question de la reconnaissance de Taiwan. Une fois aux affaires, Wade a changé d’opinion et marqué sa préférence pour la Chine populaire, au détriment de « l’île ». Il allait toutefois prendre son temps, soucieux de voir aller à leur terme les projets d’assistance taiwanais en cours d’exécution à la date de l’alternance. Mais également aiguillonné par une partie de son entourage hostile à la rupture avec l’ex-Formose.
Beaucoup d’initiatives personnelles comme celle du journaliste et consultant international Adama Gaye, qui s’est rendu à Pékin sur invitation des autorités, ont appelé publiquement au rapprochement avec la Chine. Mais c’est un homme, Mamadou Seyni Mbengue, marqué par son passage comme ambassadeur à Pékin, de 1980 à 1984, qui s’est donné sans compter au rétablissement des relations diplomatiques. Ancien député du Parti socialiste (PS, l’ex-parti au pouvoir), il adresse à Wade, nouvellement élu, un document exhaustif sur les rapports entre les deux pays et leurs enjeux. Et oeuvre aux retrouvailles, à la faveur de ses nombreux voyages à Pékin, sur invitation des autorités chinoises.
Après quatre années d’hésitation, le chef de l’État sénégalais envoie discrètement, début 2004, deux de ses conseillers en « mission économique » en Chine populaire. Accueillis avec les honneurs, les émissaires expriment à leurs interlocuteurs leur souhait d’une coopération plus poussée. Ce contact entre les deux pays balise la voie à de nombreuses visites de délégations chinoises à Dakar. Tout au long de l’année 2004, et au cours du premier semestre de 2005, des politiques et experts mandatés par Pékin séjournent à plusieurs reprises, et en toute discrétion, dans la capitale sénégalaise. Ils travaillent avec leurs hôtes sur la relance de la coopération. Mais également sur la normalisation des rapports entre les deux pays. Soucieux d’éviter un veto chinois contre sa candidature au Conseil de sécurité de l’ONU, le Sénégal joue le jeu.
Le travail préparatoire bouclé, Wade multiplie les gestes d’ouverture à l’endroit de Pékin. Le 29 juillet, la construction de la première tranche de l’autoroute à péage Dakar-Diamniadio, d’un coût de 23,3 milliards de F CFA, est confiée à un consortium composé de Jean Lefebvre Sénégal et du groupe Henhan Chine. Cette dernière entreprise, présente dans le pays en dépit des soubresauts politiques, occupe les locaux de l’ambassade de Chine à Dakar depuis que les diplomates les ont désertés, en 1996.
Comme pour préparer l’opinion publique et Taiwan, le chef de l’État, s’exprimant sur les solutions pour relier le reste du Sénégal à la Casamance, lâche, le 16 septembre : « Que la Gambie nous autorise à creuser un tunnel sous son fleuve pour passer du territoire sénégalais au territoire sénégalais. La Chine populaire a offert de construire cet ouvrage. » Beaucoup d’observateurs, y compris certains chroniqueurs de la presse sénégalaise, évoquent un lapsus, croyant que Wade voulait parler de Taiwan. L’ambassade de Taiwan, qui recevait depuis quelques mois des notes de renseignement sur le rapprochement progressif entre Dakar et Pékin, tient une réunion de crise, « apprécie la situation », mais dédramatise. Elle prend « l’incident » pour de la surenchère, une manoeuvre de son pays hôte pour obtenir diligence dans le traitement de ses « demandes » en cette année préélectorale.
Erreur. Taipei se sent trahi. Le premier secrétaire de l’ambassade, chargé des relations publiques, Mme Tsui Min-hsu, sort de sa réserve le 25 octobre pour passer en revue, sur les ondes des radios privées sénégalaises, les nombreux actes de coopération entre les deux pays. Mais aussi pour promettre de « revenir sur le détail de tous les engagements financiers de Taiwan au Sénégal ». Va-t-on assister au scénario du Niger, en 1996, quand les diplomates taiwanais sur le départ ont exposé toutes leurs actions passées, y compris les « largesses » au profit des dirigeants du pays ? Comment protéger les entreprises impliquées dans les projets brusquement stoppés ? Que deviendront les quelque trente étudiants sénégalais inscrits dans les universités de Taipei avec des bourses du gouvernement taiwanais ?

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