Et le Mossad dans tout ça ?

Quarante ans après la disparition du leader de la gauche marocaine, on connaît enfin le rôle des services israéliens.

Publié le 30 octobre 2005 Lecture : 12 minutes.

Quarante ans après, l’affaire Ben Barka n’a pas dévoilé tous ses mystères. Les nombreux livres comme les enquêtes de presse qui ont été publiés ces derniers temps n’ont pas dissipé les zones d’ombre. Ils sont souvent inspirés davantage par la quête frénétique du scoop que par la recherche de la vérité, quand ils ne ressortissent pas d’opérations tordues de manipulation ou carrément de l’escroquerie.
Rappelons d’abord les faits avérés. Le leader de la gauche marocaine est enlevé à Paris le 29 octobre 1965 vers 12 h 30. Accompagné d’un compatriote, il allait à un rendez-vous lorsqu’il est invité par deux policiers français à les suivre. Il s’y prête sans réticence. Sans doute parce qu’on lui a dit quelque chose pour le rassurer. On le conduit ensuite à la villa de Georges Boucheseiche, un caïd du milieu, à Fontenay-le-Vicomte, en banlieue parisienne. Dans la voiture avait pris place, entre autres, Antoine Lopez, chef d’escale d’Air France à l’aéroport d’Orly et honorable correspondant du SDECE, les services d’espionnage français. Lopez est un rouage essentiel dans le complot. Après avoir récupéré Ben Barka à Saint-Germain-des-Prés, il téléphone à Fès à Mohamed Oufkir, le ministre marocain de l’Intérieur, pour lui dire que « le paquet est arrivé ». Même message au colonel Ahmed Dlimi, patron de la police qui se trouve à Alger. Les deux hommes arrivent à Paris et gagnent aussitôt la villa de Fontenay-le-Vicomte. À partir de là, rien n’est sûr. Georges Figon, un personnage interlope qui a participé au traquenard, confiera à L’Express un récit publié sous le titre : « J’ai vu tuer Ben Barka ». En fait, son témoignage n’était pas direct, il le contestera lui-même. Avant de se « suicider à bout portant » (Le Canard enchaîné).
Les questions qui se posaient alors demeurent sans réponse. Mehdi Ben Barka, qui avait 45 ans, est mort. Mais dans quelles conditions : accident ou assassinat ? Et qu’est devenu son cadavre ?
Sur le plan des responsabilités politiques, les vérités établies, les certitudes, les évidences ne dissipent pas les mystères et les interrogations. L’affaire Ben Barka est un crime d’États. États au pluriel : certains visibles, voyants même, presque à découvert ; d’autres plus discrets, restés dans l’ombre. À qui profite le crime ? La réponse est claire : au Maroc de Hassan II, qui est, à tout le moins, le principal commanditaire du rapt. La responsabilité de la France est engagée, et pas seulement à « un niveau vulgaire et subalterne », comme le dira de Gaulle. Le crime s’est déroulé sur son territoire, et ce sont ses flics, agents et voyous qui ont procédé au kidnapping, mais il est tout aussi clair que la France n’a aucun intérêt dans l’élimination de l’opposant marocain.
On ne peut en dire autant des États-Unis. Au moment de sa disparition, Mehdi Ben Barka n’était pas seulement un adversaire de Hassan II. « Commis voyageur de la Révolution », il était à la tête d’une grande entreprise qui n’était pas pour plaire à Washington : la Conférence tricontinentale de La Havane regroupant les mouvements de libération et d’opposition d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Le gouvernement français a levé le « secret défense » sur le dossier Ben Barka (sans résultats probants, à notre connaissance). Mais rien de tel côté américain, et quand Me Maurice Butin, l’avocat de la famille Ben Barka, s’est adressé aux services compétents des États-Unis, il a reçu des… coupures de la presse française.
CAB 1 (Services marocains), SDECE, CIA… Et le Mossad dans tout ça ? Dès les mois suivants, on en a beaucoup parlé : surtout des supputations, des déductions, des hypothèses. Curieusement, c’est Bul, un hebdomadaire israélien réputé pornographique, qui a exacerbé les soupçons. Le 11 décembre 1966, il publie, sous les signatures de Maxim Gilan et de Shmuel Mor, un article de trois pages intitulé : « Les Israéliens dans l’affaire Ben Barka ? » Il ne répond pas à la question et affirme qu’une enquête est en cours, qui risque d’entraîner la chute du cabinet Eshkol. Il n’en faut pas plus pour que le gouvernement, en accord avec le Mossad, ordonne la saisie, y compris dans les kiosques, des 30 000 exemplaires de Bul. Les deux journalistes sont traduits en justice pour atteinte à la sécurité de l’État. Ils demandent la clémence du tribunal, en expliquant qu’ils n’ont fait que véhiculer des rumeurs. Ils seront condamnés à un an de prison et libérés au bout de 135 jours. Enfin, la cour décide que le verdict ne sera pas publié. On ne devrait rien savoir des charges retenues contre les deux journalistes. Tant de vigilance intrigue.
« Ce que l’homme ne fait pas, enseigne le Talmud, le temps le fait. » On a aujourd’hui la réponse à la question posée par Bul en 1966 et qui a suscité tant d’émotion. Tout se trouve dans un livre publié l’année dernière aux États-Unis : Israel and the Maghreb de Michael M. Laskier (University Press of Florida). L’auteur est professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’université Bar Ilan en Israël. On lui doit plusieurs travaux sur les Juifs dans le monde arabe. Dans le livre qui nous intéresse, il consacre un chapitre aux « relations israélo-marocaines à l’ombre de l’affaire Ben Barka ». L’ouvrage répond aux exigences de sérieux et de crédibilité en vigueur dans les universités. Il arrive qu’on tique ici ou là sur une péripétie ou sur un détail, mais on peut aussitôt en relativiser l’importance en se référant à l’origine précisée en note. S’agissant de l’affaire Ben Barka, Laskier s’est informé à bonne source, ayant eu accès aux documents du Mossad et à certains acteurs, dont le patron de l’espionnage à l’époque.
On découvre ainsi que le Mossad a suivi l’affaire dès la conception de l’enlèvement de Ben Barka ; il était aux premières loges et n’était pas un témoin passif. Mais pour bien saisir la nature de l’implication d’Israël, ses circonstances et ses visées, il convient d’évoquer les relations, avant l’affaire, entre l’État juif et le royaume chérifien. Et, pour commencer, entre le Mossad et Mehdi Ben Barka.
Les Israéliens s’intéressaient beaucoup au Maroc, terre d’émigration, d’abord clandestine puis tolérée, et d’où près de 250 000 juifs rejoindront Israël par vagues successives entre 1948 et 1975. Au lendemain de l’indépendance, la lutte pour le pouvoir entre le Palais et le Mouvement national n’était pas tranchée. Par son formidable dynamisme, son sens de l’organisation et sa capacité de travail, Mehdi Ben Barka occupait une grande place. Il suscitait également la méfiance. On lui avait confié la présidence du Conseil consultatif, ébauche d’un futur Parlement. Ses amis étaient au pouvoir depuis la formation en décembre 1958 du gouvernement Abdellah Ibrahim. Il devait prendre l’Éducation nationale, mais le Palais avait opposé in extremis son veto. La situation demeurait néanmoins fluide et le rapport de force évolutif. Ben Barka choisit de voir venir et quitte le Maroc en février 1960, pour ne revenir qu’en mai 1962.
C’est au cours de cette période qu’ont lieu des contacts entre Ben Barka et les Israéliens. Le 28 mars 1960, l’écrivain (et futur traducteur du Coran) André Chouraqui, ami de Ben Barka, diligente une rencontre à Paris avec Yaacov Karoz, du Mossad, qui se présente comme un collaborateur du chef du gouvernement. Chouraqui s’est alors persuadé que Ben Barka est le futur Premier ministre du royaume. Au cours de son exposé, le leader marocain n’est pas tendre pour le prince héritier, le futur Hassan II. À ses yeux, l’effondrement de la monarchie n’est pas exclu et risque d’entraîner troubles et chaos. Solution ? Un gouvernement de coalition qu’il est disposé à diriger. Les Israéliens devraient user de leur influence auprès de leurs coreligionnaires marocains et dans le monde pour soutenir cette perspective. Les juifs restés dans le royaume ne peuvent-ils plus correspondre avec leur famille en Israël ? Ben Barka rassure son interlocuteur : il trouvera une solution en en parlant avec ses amis au gouvernement.
Une autre rencontre est organisée par Meir Tolédano avec Alex Easterman, secrétaire politique au Congrès juif mondial (CJM), que préside alors Nahum Goldmann. Elle a lieu également à Paris, le 5 avril 1960. Tolédano, qui est marocain, a servi à l’ambassade à Washington et il sera élu sous les couleurs de la gauche au conseil municipal de Casablanca. Lui aussi est convaincu que Mehdi Ben Barka a un destin national. Du côté du CJM, la prudence est de rigueur. On mesure certes le poids de Ben Barka, mais on n’est pas sûr qu’il incarne l’« alternative à la monarchie ». En juin, le gouvernement Abdellah Ibrahim est renvoyé. Easterman fait le voyage de Rabat et s’entretient longuement, le 11 août, avec le prince Moulay Hassan, qui dirige en fait le gouvernement.
Ce que Ben Barka ne savait pas, c’est que le Mossad avait déjà jeté les bases de relations stratégiques avec le royaume, comparables avec celles qu’Israël avait nouées avec l’Iran du shah. En décembre 1959, ce sont les services israéliens qui avaient alerté le Palais sur un obscur « complot contre le prince héritier ». Après la montée de Hassan II sur le trône en 1961, l’alliance avec l’État juif prend de l’ampleur. Le roi y voit sans doute un gage de stabilité pour son régime. Le Mossad entretient une représentation permanente au Maroc, anticipation de ce que sera le bureau de liaison israélien, créé après les accords d’Oslo en 1994. La formation de la police secrète, et en particulier de la sécurité royale, est confiée aux Israéliens. Deux hommes mènent à bien, côté marocain, cette coopération, à la fois essentielle et inavouable : le général Mohamed Oufkir et le colonel Ahmed Dlimi. Ceux-là mêmes dont on va beaucoup parler après le 29 octobre 1965.
C’est au cours de la seconde moitié de 1965 qu’Oufkir et Dlimi s’ouvrent à Meir Amit, le patron du Mossad, du projet d’enlever Mehdi Ben Barka, en sollicitant son concours. Ils évoquent la capture d’Adolf Eichmann par les services israéliens en 1960, qui leur paraît un modèle du genre. Dans les rencontres qui suivent, les Marocains ne parlent plus de l’opération, et Amit croit même qu’ils y ont renoncé. Erreur. Le 1er octobre 1965, ils adressent au Mossad une série de requêtes précises : un appartement à Paris pouvant servir de planque, cinq faux passeports étrangers et un nécessaire de déguisement. Oufkir et Dlimi souhaitent, en outre, que les Israéliens prennent en charge la filature permanente de Ben Barka à travers le monde. Les choses deviennent sérieuses, et Amit décide d’informer Levi Eshkol. Pas question d’impliquer Israël dans une telle opération, estime le Premier ministre. Amit partage sa prudence, mais il ne voit pas comment repousser les demandes des Marocains sans mettre en cause l’alliance avec eux. Finalement, Eshkol donne son accord pour une assistance logistique et en particulier une filature de Ben Barka à Genève. Une équipe du Mossad se charge de la tâche, pour constater que des agents marocains sont déjà à l’oeuvre, et Amit la rappelle.
Le 12 octobre, après que le Mossad a fourni la planque, Dlimi réclame autre chose : du poison et une voiture avec de fausses plaques minéralogiques.
Le 13, Amit croit à nouveau que l’opération est différée ou annulée. Il en informe Eshkol, qui est « soulagé ». S’ensuit une discussion instructive sur les mérites respectifs de Bourguiba et de Hassan II. Le Premier ministre pense que le roi du Maroc serait bien inspiré s’il adoptait publiquement la même position modérée que le président tunisien sur le conflit israélo-arabe. Le chef du Mossad n’est pas de cet avis : « Hassan II nous rend à sa façon un plus grand service que Bourguiba. »
Mais Amit se trompe une fois encore sur la détermination des Marocains : les préparatifs se poursuivent comme prévu. Le 25 octobre, il se rend au Maroc. Il dit à Dlimi que ses limiers officiant à Genève manquent de professionnalisme, mais qu’il peut toujours compter sur l’assistance logistique du Mossad. Le patron du CAB 1 lui annonce que l’opération est programmée pour la fin du mois. Le 29 octobre, Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris.
« Après le 29 octobre, écrit Laskier, les Israéliens sont laissés dans le noir. Ils en viennent à se demander s’ils n’ont pas été manipulés par les Marocains. » Le 1er novembre, Dlimi réclame à nouveau du poison, des revolvers et deux faux passeports. Amit s’en acquitte et en déduit que Ben Barka est encore en vie. Le 2 novembre, Dlimi encore : il réclame des… pelles, oui, des pelles. Derechef, le Mossad s’exécute : les pelles sont achetées à Paris et déposées dans l’appartement planque. Dans un rapport détaillé rédigé le 3 novembre à l’intention de sa hiérarchie, le patron du Mossad conclut que Ben Barka n’est plus en vie. Il n’a pas été assassiné dans l’appartement fourni par le Mossad, où tout est resté intact : le poison, les revolvers, les passeports et les pelles. Amit confiera encore à Eshkol qu’il croit que Ben Barka a été étranglé dans une baignoire. Dans son rapport de conclusion, rédigé le 25 novembre, il estime que « tout s’est bien passé » : l’implication d’Israël est secondaire, et les relations avec le Maroc se sont effectivement consolidées.
Reste quelques questions. Pourquoi les Marocains n’ont-ils pas utilisé les moyens fournis par le Mossad ? La première réponse est simple : ils n’en ont pas eu besoin. Plusieurs scénarios étaient envisagés. Certains ont été utilisés, d’autres pas. Sans oublier l’imprévu et l’improvisation. En d’autres termes, Oufkir et Dlimi avaient organisé l’enlèvement avec leurs complices français (Lopez, Boucheseiche et les autres). Parallèlement et à toutes fins utiles, ils avaient prévu un plan B avec leurs nouveaux amis israéliens, qui aurait été bien utile si le plan A avait mal tourné.
On résiste difficilement à une autre explication qui n’exclut pas les précédentes. Elle s’inspire de la psychologie marocaine et fait la part belle à une sorte de rouerie savante mais aussi à des considérations de stratégie politique sophistiquée, bien dans la manière de Hassan II. Voici l’hypothèse : en sollicitant le Mossad, les Marocains avaient davantage besoin de la couverture, de l’alibi qu’il pouvait éventuellement leur fournir, que de son assistance logistique à proprement parler. Ils entendaient non pas tant l’utiliser matériellement que l’impliquer, le mouiller. Pour brouiller les cartes et à titre prophylactique : Israël étant censé offrir, n’est-ce pas, une précieuse protection auprès de l’opinion internationale. L’attitude étrange du tandem Oufkir-Dlimi, cette sollicitude mêlée de harcèlement, suggère de telles interrogations. Ils en font trop, « trop appliqués pour être honnêtes », comme aurait dit Sartre. Comment avaler, en tout cas, que les services marocains avaient besoin du Mossad pour se procurer une planque à Paris, du poison ou une pelle ?
En revanche, tout devient limpide si l’on retient qu’à travers l’affaire Ben Barka, Marocains et Israéliens se comportent comme des partenaires encore novices mais qui n’ont rien à se refuser. Plus exactement, l’affaire Ben Barka apparaît comme le banc d’essai d’une alliance stratégique en gestation entre l’État juif et le royaume chérifien. Cette alliance est souhaitée pour des raisons évidentes par les Israéliens, mais elle est voulue, recherchée, sollicitée par les Marocains. Les deux alliés font déjà beaucoup de choses ensemble (organisation de l’émigration juive, coopération sécuritaire…), et ils brûlent d’envie d’en faire davantage. D’où cette étrange et inutile assistance logistique que rien n’impose, sinon le désir, de part et d’autre, de faire assaut de disponibilité et de bonne volonté.
Dans les années à venir, le Maroc mettra à profit cette alliance qui ne l’a pas empêché de mener, en toute indépendance, une politique imaginative et volontariste au Moyen-Orient. Bien au contraire. Les relations privilégiées (et secrètes) avec Israël autorisent un surcroît d’audace dans la politique arabe du royaume. Audace dans la modération : préparation du voyage de Sadate à Jérusalem, reconnaissance implicite d’Israël aux sommets de Fès (1981 et 1982), rencontre Hassan II-Shimon Pérès à Ifrane, etc. Audace également dans la solidarité arabe : engagement des troupes marocaines sur le Golan en 1973…
Enfin, une question ne peut être éludée, quitte à bousculer le politiquement correct, et même si l’on ne peut y répondre que par des spéculations hasardeuses : dans quelle mesure, en s’engageant aussi résolument dans cette alliance avec Israël, le roi n’a-t-il pas cherché à couper l’herbe sous le pied à Mehdi Ben Barka, son plus dangereux adversaire, et qui pouvait, à l’occasion, faire preuve, lui aussi, de Realpolitik et de témérité ? En découvrant les révélations de Laskier sur les contacts du leader de la gauche avec les Israéliens, on a l’impression d’assister à une certaine rivalité entre le roi et son opposant. C’est à qui aurait les meilleures relations avec l’État juif… Aux réceptions données du temps de Hassan II, on pouvait remarquer, parmi les invités de marque, André Chouraqui, celui-là même qui avait discrètement organisé la rencontre de Mehdi Ben Barka avec le Mossad. Un témoin et un symbole.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires