Ces retraités par qui le scandale arrive

Deux anciens ambassadeurs mis en cause : ils auraient bénéficié du détournement par Saddam Hussein des fonds du programme Pétrole contre nourriture.

Publié le 30 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

Va-t-on savoir enfin la vérité sur l’ampleur et les ramifications du scandale « Pétrole contre nourriture », ce programme humanitaire destiné à adoucir les conséquences de l’embargo imposé à l’Irak après l’invasion du Koweït, en 1991 ? Le montant des détournements au profit de Saddam Hussein est approximativement connu : entre 10 milliards et 11 milliards de dollars, sur les 64 milliards alloués par l’ONU. Censé abattre le dictateur, le blocus l’aura en réalité fabuleusement enrichi.
Prévues pour la fin du mois, les conclusions de la commission d’enquête américaine présidée par Paul Volcker, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine (FED), sont impatiemment attendues à Paris. La France est en effet le seul pays impliqué, par l’intermédiaire de deux de ses anciens diplomates, pis, par deux « ambassadeurs de France » (ce qui n’est pas une fonction provisoire, mais une « dignité » à vie) : l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay Serge Boidevaix, 77 ans, la plus haute autorité administrative et morale du ministère, et Jean-Bernard Mérimée (68 ans), qui a accumulé des ambassades prestigieuses avant de représenter son pays, quatre ans durant, au siège de l’ONU, à New York. Des lambris dorés des chancelleries aux basses officines de l’or noir… Plus dure est la chute.
Quand les premiers soupçons venus de Washington visèrent Boidevaix, le Quai d’Orsay se refusa à y croire : d’un communiqué offusqué, il balaya ces « allégations fallacieuses ». Imaginait-on cet illustre dignitaire se prêter à pareille carambouille ? Égarés par leur ressentiment à l’encontre de la France, les Américains devenaient décidément paranos ! Depuis la seconde inculpation, celle de Jean-Bernard Mérimée, le 12 octobre, et les révélations successives de la presse – car les indiscrétions photocopiées se multiplient comme aux plus beaux jours des anciennes « affaires » – on devine la distinguée vieille maison effarée par ce polar international en eaux troubles.
Son embarras se manifeste jusque dans les arguments passablement contradictoires qu’elle utilise pour tenter de dégager sa responsabilité. On souligne, d’une part, que les anciens diplomates sont poursuivis pour des faits qui ont eu lieu après leur départ à la retraite. Mais, en même temps, on affirme avoir attiré leur attention par écrit sur « leurs responsabilités particulières du fait de leurs anciennes fonctions » et sur la nécessité de « veiller à ce que leurs activités n’engagent qu’eux-mêmes ». Si l’on se méfiait d’eux, pourquoi ne pas avoir mis un terme à leur dérive avant qu’il ne soit trop tard ? On n’arrive pas à croire que leurs successeurs n’en avaient pas les moyens. Or, selon ses déclarations au juge d’instruction Philippe Courroye (les minutes de l’audition ont été publiées par le quotidien Le Monde), Boidevaix aurait régulièrement tenu informé non seulement le Quai d’Orsay, mais les ambassades de France et des États-Unis à Bagdad de ses démarches en vue d’obtenir un aménagement des sanctions contre l’Irak. Personne ne l’aurait jamais critiqué ni n’aurait tenté de le dissuader de poursuivre ses activités.
Cherchait-il alors à se couvrir sans trop se découvrir ? Lors de son départ à la retraite, il avait créé son propre cabinet de consultant pour exploiter sa connaissance du pays et son exceptionnel carnet d’adresses, ce qui est la définition même du lobbying. Est-il passé insidieusement de la vente de ses compétences au trafic illégal d’influence ? Il s’en défend. À Paris, on connaissait en tout cas ses contacts privilégiés avec les dirigeants irakiens, notamment avec le vice-Premier ministre Tarek Aziz. Le Quai d’Orsay n’ignorait pas davantage qu’il avait accepté d’aider la société Vitol, un trader pétrolier anglo-saxon dont la vice-présidente est américaine, à s’ouvrir le marché du brut irakien, moyennant une rétribution annuelle de 30 000 dollars. Boidevaix aurait-il fourni ces informations aisément vérifiables au redoutable juge Courroye, réputé pour ses dossiers en béton, s’il avait craint d’être démenti ?
Mérimée était lui aussi, depuis 1999, à la retraite. Mais c’était un retraité très actif : il avait rempilé pour trois ans comme conseiller spécial de Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU. Un poste stratégique qui lui permettra d’exploiter à son profit les futurs montages de l’opération Pétrole contre nourriture. Et d’autant plus facilement qu’il les avait lui-même mis au point, puis en oeuvre, avec Tarez Aziz, par le biais de la fameuse résolution 986. En théorie, l’ONU s’était réservé le contrôle et l’encadrement de l’opération. Elle fixait le prix de vente du pétrole et les quantités exportables, puis vérifiait la conformité des achats de vivres et de médicaments réalisés en contrepartie par Bagdad. Ces achats seront par la suite étendus aux secteurs du bâtiment, de l’éducation et des télécommunications.
Très vite, le système sera dévoyé par Saddam Hussein. Dans les faits, c’est lui, et lui seul, qui décidait de la répartition des coupons d’achat. Il suffisait pour cela d’une lettre de sa main – quelques lignes qui valaient des fortunes. Les bons étaient offerts aux amis étrangers qu’on souhaitait récompenser de leur soutien à la cause irakienne, puis revendus, dûment surfacturés (la marge pouvait atteindre 0,3 dollar par baril), aux sociétés pétrolières agréées. Par le jeu habituel des commissions-rétrocommissions, la nomenklatura de Bagdad prélevait au passage une faramineuse dîme sur la commercialisation du pétrole ainsi soustrait à l’embargo.
Boidevaix l’a admis, sans trouble de conscience apparent, devant le juge : « Les Irakiens accordent des allocations à des gens qui peuvent leur rendre service. » En dépit de ses dénégations, lui-même est soupçonné d’avoir touché 250 000 dollars pour 29 millions de barils qui lui auraient été octroyés entre 1998 et 2003. Mérimée aurait pour sa part reconnu avoir été « remercié » par l’attribution de 2 millions de barils qui lui auraient rapporté 150 000 dollars.
Cinq autres personnes ont été mises en examen dans cette affaire. Parmi elles, l’homme d’affaires Claude Kaspereit, Gilles Munier, le secrétaire général de l’Association des amitiés franco-irakiennes, et Bernard Guillet, l’ancien conseiller diplomatique de Charles Pasqua. Si tout ce joli monde est inculpé et condamné, la punition sera sévère. Les coupables devront commencer par rembourser les dizaines de milliers de dollars qu’ils ont indûment perçus. Sans attendre, le juge Courroye leur a imposé le versement d’une caution pour les maintenir en liberté jusqu’à leur procès : 80 000 euros pour Munier, payables en quatre échéances, et 150 000 euros pour Mérimée. Soit le montant de leurs détournements supposés – qu’ils avaient d’ailleurs apparemment négligé de déclarer au fisc. Ils risquent en outre jusqu’à dix ans de prison. C’est la peine maximale prévue pour ce genre de délit depuis qu’une nouvelle qualification de « corruption active d’agents publics étrangers » imposée par une convention de l’OCDE, s’ajoute au « trafic d’influence ».
Après avoir pris, un peu tardivement, ses distances avec les diplomates mis en examen, le gouvernement a déploré, sans l’exagérer, l’atteinte portée à l’image de sa diplomatie par cette défaillance sans précédent. Le risque en effet n’est pas mince de voir se réveiller les vieilles suspicions de complaisance, sous couvert de solidarité avec le monde arabe, envers le feu régime baasiste et son chef. Un commentateur a même osé la comparaison avec la pédophilie dans l’Église catholique : « Le Vatican n’a commencé à réagir publiquement que lorsque des prélats ont été incriminés ou éclaboussés ». Lui-même pur produit de « la Carrière », Dominique de Villepin a sans nul doute invité le Quai à se montrer désormais plus attentif aux activités de ses grands commis à la retraite. Autant qu’il est possible… Mais le Premier ministre refuse, bien sûr, tout amalgame. La décision de la France de ne pas participer à la guerre en Irak n’a aucun lien avec l’affaire, elle « tenait à notre conception du droit international », a précisé le porte-parole du ministère des Affaires étrangères.
Dans l’émotion des inculpations, certains se sont inquiétés, avec des mines de circonstance, d’un possible affaiblissement de la politique arabe de la France, voire de sa position au Conseil de sécurité. Ces craintes paraissent aujourd’hui excessives. À la vérité, ce serait un amer paradoxe que la France, pour quelques magouilles pétrolières dans lesquelles ses responsables n’ont eu aucune part, soit aujourd’hui taxée de mercantilisme. On pourrait à meilleur droit lui reprocher son incapacité presque atavique, aux antipodes du réalisme diplomatique allemand ou anglo-saxon, à tirer tous les profits économiques de ses choix politiques. Les déficits récurrents de sa balance commerciale en sont la preuve. La France est « trop bon garçon », regrettait déjà Michel Jobert, le chef de la diplomatie de Georges Pompidou. Combien de fois ce « bon garçonnisme » a-t-il fait le jeu de ses concurrents, qui ne lui abandonnaient le devant de la scène que pour mieux rafler dans son dos les fructueux contrats auxquels elle aurait pu prétendre ?
Voilà qui incite à ne pas prendre trop au sérieux certaines indignations américaines contre la France et l’ONU, sa complice honnie tout au long du conflit irakien. Quant aux rapports coupables entre la politique et l’argent, quelle commission d’enquête établira jamais de quel poids a pesé la préservation des intérêts pétroliers américains, auxquels la plupart des hommes au pouvoir à Washington sont notoirement associés, dans la terrible décision de déclencher la guerre en Irak ?

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