Les lois de l’harmonie

Les autorités ont misé très tôt sur un développement homogène du territoire. Plutôt que de privilégier la capitale au détriment des entités administratives provinciales.

Publié le 30 septembre 2007 Lecture : 6 minutes.

La Tunisie n’a connu, depuis son indépendance, en 1956, que trois grands soubresauts sociopolitiques : en janvier 1978, contre la vie chère et les bas salaires (grève générale à travers l’ensemble du pays) ; en janvier-février 1980, contre le pouvoir central (soulèvement armé dans le bassin minier de Gafsa) ; et en décembre 1983-janvier 1984, contre le doublement du prix du pain (les émeutes étaient parties du Sud pour s’étendre jusqu’au Nord). Ces trois mouvements forts de contestation en cinquante ans n’ont pas laissé de traces indélébiles dans la mémoire des citoyens. Vite réprimées, parfois dans le sang, elles ont servi de leçon à un pouvoir trop enclin à la centralisation et aux décisions solitaires, voire arbitraires. Aujourd’hui, les seules frictions qui peuvent survenir entre Tunisiens se manifestent à l’occasion des matchs de football qui opposent les régions les unes aux autres. Symbole de l’unité nationale, l’immatriculation des voitures ne permet pas d’en distinguer l’origine territoriale. Symbole de l’équité sociale, les prix des denrées alimentaires de base (céréales, lait, huile), de l’eau et de l’énergie (gaz, électricité et carburant) sont les mêmes partout. Les plus riches paient pour les plus pauvres grâce à un système de péréquation ou au tarif progressif selon les quantités consommées. L’équilibre entre les régions est l’une des particularités de la Tunisie depuis l’indépendance.

Dans la vision du premier président de la République, Habib Bourguiba, il fallait rapidement mettre fin aux séquelles de la colonisation française (1881-1956), qui a laissé d’importants écarts de niveau de vie entre le littoral (Nord-Est et Sahel) et l’intérieur (Nord-Ouest, Centre-Ouest et Sud). Quelques chiffres, tirés d’un ouvrage remarquablement fouillé*, illustrent l’évolution qu’a connue le pays : le taux d’analphabétisme était de 85 % en 1956 (contre 22 % aujourd’hui) ; le chômage frappait plus de 50 % de la population active, soit 700 000 personnes (aujourd’hui, le taux est de 14 %, soit 500 000 chômeurs) ; le taux de scolarisation primaire était de 33 % dans les villes et de 3 % dans les campagnes (aujourd’hui, il est de 97 % sur tout le territoire) ; le taux de logements rudimentaires, qui était de 44 % en 1966 (date du premier recensement), a été ramené à 0,8 % en 2004. Ce problème, qui concerne 20 000 logements sur 2,5 millions, doit être éradiqué d’ici à 2009. Le taux de pauvreté, qui était estimé à 73 % de la population en 1961, est tombé à 3,8 % en 2005 (376 000 Tunisiens, qui vivent avec moins de 1,1 dinar tunisien [DT] par jour, sont aujourd’hui concernés par ce fléau). La classe moyenne, qui regroupe 81 % des 10 millions de citoyens (contre 71 % en 1995), représente le meilleur rempart contre tous les extrémismes. L’écart entre les plus riches (les habitants de Tunis et du Centre-Est) et les plus pauvres (Centre-Ouest) est du simple au double : 3 DT par jour et par tête pour les seconds, contre 6 DT pour les premiers. En ce qui concerne le confort minimal, tous les Tunisiens sont logés à la même enseigne : 99 % des foyers disposent de l’électricité, 97 % de l’eau potable courante. De Aïn Draham, dans les montagnes du Nord-Ouest, à Tataouine, au Sud, le voyageur sera frappé par l’omniprésence, devant chaque maison, des compteurs de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede). Idem pour les câbles de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg).
Entre 1956 et 1971, pendant la phase de correction des inégalités héritées de la colonisation, les autorités ont dû penser au développement économique et à la création d’emplois : « tunisification » de l’administration, ouverture de chantiers dans l’agriculture et les services urbains, encouragement de l’artisanat, promotion du tourisme et création de pôles industriels Ainsi a-t-on privilégié la transformation de la betterave à sucre à Béja et de l’alfa en pâte à papier à Kasserine, le tissage à Ksar Hellal, la transformation des phosphates en engrais à Gabès, la sidérurgie à Menzel Bourguiba, la raffinerie à Bizerte, la métallurgie et mécanique à Sousse L’objectif étant que ces entreprises, toutes publiques, permettent la création d’un tissu économique consistant.

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De l’avis de Kacem Borgi, directeur général du Commissariat général au développement régional (CGDR), cette expérience n’a pas été concluante. D’où la nouvelle orientation adoptée en 1972 avec la création d’institutions spécialisées dans la promotion des petites et moyennes entreprises et des investissements étrangers tournés entièrement vers l’exportation. L’État crée et finance les infrastructures, le privé investit. Afin d’améliorer les conditions de vie de la population, les premiers programmes de développement rural intégrés sont expérimentés. L’État a créé près de 800 centres de formation professionnelle et investi des centaines de millions de DT dans la santé, l’éducation, l’eau, l’électricité et les réseaux d’irrigation. Il a multiplié les offices de mise en valeur des terres. Aujourd’hui, les résultats sont là : l’espérance de vie à la naissance a augmenté de vingt-trois ans (de 51 ans en 1966 à 67 ans en 1984 et 74 ans aujourd’hui), le taux de croissance démographique a baissé de 3 % à 2,3 %, le revenu par habitant est passé de 117 DT (67 euros) en 1966 à 960 DT en 1986. Il devrait atteindre 4 300 DT en 2007.
Mais pour donner « les mêmes chances de développement à toutes les régions », il faut un meilleur « partage des fruits de la croissance », explique Kacem Borgi, et une implication directe des régions et du secteur privé dans la désignation des priorités. Bref, en finir avec l’idée d’un pouvoir centralisé. Dès 1989, le gouvernement Ben Ali souhaite réduire le nombre des laissés-pour-compte. Pour ce faire, il donne plus de pouvoirs aux décideurs des régions, implique davantage la société civile, encourage la solidarité (un Fonds spécial en 1992, une Banque spéciale en 1997), redonne vigueur à l’Office de développement du Sud, dote les deux autres régions de l’intérieur de leur propre office (Centre-Ouest et Nord-Ouest) et crée de véritables sociétés régionales d’investissement. Plus de 500 millions de DT ont été dépensés pour éradiquer les dernières « zones d’ombre » du pays et sortir ainsi de la misère plus de 200 000 personnes. Aujourd’hui, le problème s’est déplacé autour des grandes villes. On s’attaque donc aux nouveaux « quartiers populaires difficiles » (708 quartiers, 1,5 million d’habitants, plus de 200 millions de DT investis en réhabilitation). Un « programme présidentiel » prioritaire est arrêté au profit de quinze gouvernorats (sur les 24 que compte le pays) avec un budget de 967 millions de DT de 2002 à 2006. Un autre programme se charge de créer des emplois et des sources de revenu dans 76 localités prioritaires (où le taux de chômage est supérieur à 18 %). La campagne électorale de 2004 permet au président d’inclure dans ses promesses un « neuvième point », dédié aux régions afin qu’elles deviennent désormais un « pôle actif de développement ». Et, à l’occasion du démarrage du XIe Plan (2007-2011), en juillet dernier, le président engage les régions à conclure des « contrats programmes » avec l’État pour que chaque région puisse consolider son assise économique, accroître sa compétitivité et valoriser ses propres ressources. Les régions seront encouragées à nouer des relations directes avec les organisations internationales et les partenaires étrangers dans le cadre de la « coopération décentralisée », à l’instar de l’exemple donné par le Japon, qui a initié le programme « un village, un produit », et par la Sicile (Italie), qui met au point avec la Tunisie un programme, financé par l’Union européenne, de « coopération transfrontalière » au profit du cap Bon et du Nord (2007-2013). Les régions de demain auront, d’ici à 2011, leurs banques de données, avec leurs particularités, leurs avantages comparatifs, les opportunités d’investissement et les projets en gestation.

* « Le développement régional en Tunisie (1956-2006) », ministère du Développement et de la Coopération internationale, 2006, 100 pages (en langue arabe).

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