Les déçus de la démocratie

Les législatives du 7 septembre ont été libres, équitables et transparentes. Pourquoi donc les électeurs ont-ils si massivement boudé les urnes ?

Publié le 30 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Victoire des nationalistes de l’Istiqlal et nomination d’Abbas el-Fassi, son secrétaire général, à la primature ; quasi-stagnation des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) ; débâcle de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) Même si elles ont apporté leur lot de surprises, les élections législatives du 7 septembre n’ont pas bouleversé la carte politique du Maroc.
Pourtant, tout cela reste anecdotique comparé à l’insigne médiocrité de la participation au vote. 37 %, c’est le plus faible taux jamais enregistré dans toute l’histoire électorale du royaume. Il avait été, par exemple, de quinze points supérieur lors de la précédente consultation, en 2002. Deux Marocains sur trois n’ont pas voté. Pis encore, si l’on tient compte des 19 % de bulletins blancs ou nuls1, on arrive à ce chiffre décourageant : dix ans après l’alternance, seul un Marocain sur quatre s’est exprimé.
Bien sûr, c’est là la rançon de la transparence : l’administration a observé une stricte neutralité et s’est abstenue d’interférer dans les opérations de vote. En un sens et paradoxalement, ce mauvais résultat peut donc être porté à son crédit : les chiffres, pour la première fois, reflètent fidèlement l’opinion – ou l’absence d’opinion – des électeurs. Mais comment doivent-ils être interprétés ? Voici quelques éléments de réponse.

Khobzistes2 avant tout
Les bonnes vieilles méthodes de l’ère Driss Basri ont été mises au placard. Fini les achats de voix, le ramassage des électeurs par bus ou par camion, les banquets offerts à l’issue du scrutin Ces ressorts traditionnels, mais artificiels, de la mobilisation ayant été cassés, les électeurs se sont retrouvés abandonnés à eux-mêmes. « L’aquabonisme » – à quoi bon voter, à quoi bon s’intéresser à la politique, qui ne sert à rien et ne change rien à notre quotidien – restant, et de loin, la première sensibilité philosophique du pays, nombre d’électeurs sont logiquement restés chez eux.
À l’inverse, quand ils ont vu, ou cru voir, un intérêt à voter, ils se sont mobilisés en masse. Comme à Rehamna, où Fouad Ali El-Himma, l’ancien bras droit du roi, a été triomphalement élu, en compagnie de ses deux colistiers, avec 72 % des suffrages et un taux de participation supérieur de cinq points à la moyenne nationale. À l’évidence, les électeurs ont estimé que l’ancien ministre délégué à l’Intérieur était, grâce à son entregent, le mieux placé pour résoudre les graves problèmes d’enclavement et de sous-équipement auxquels la circonscription, l’une des plus défavorisées du royaume, est confrontée.
La société civile, qui s’était mobilisée par le biais du réseau associatif et de structures comme Daba 2007 pour inciter les Marocains à voter, ne peut que constater le peu d’impact de ses campagnes sur la population. Ici plus qu’ailleurs, sans doute, l’électeur a une conception très utilitaire de la politique

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Électeurs des villes, électeurs des champs
On relève de flagrantes disparités entre le vote des campagnes, où l’influence des notables reste forte, et celui des villes. Globalement, le monde rural s’est davantage mobilisé que le monde urbain. C’est à Tanger (22 %) et dans le Grand Casablanca (27 % en moyenne) que la participation est le plus faible. Là aussi, avec la conurbation Rabat-Salé, que le PJD a réalisé ses meilleurs scores, raflant 23 des 40 sièges mis en jeu.
Mais la palme de la citoyenneté revient aux provinces du Sud : 62 % de participation à Oued ed-Dahab-Lagouira, 58 % à Guelmim-Smara et 49 % à Laayoune-Boujdour-Sakia el-Hamra. C’est que le vote est ici plus traditionnel, sinon archaïque, et communautaire qu’ailleurs. En gros, le taux de participation y est inversement proportionnel à celui de l’alphabétisation.
Le vote urbain est beaucoup plus un acte individuel, volontaire et réfléchi. L’abstention pourrait donc en partie se comprendre comme une réaction « citoyenne ». L’enjeu du scrutin était difficilement lisible. Chacun n’ayant cessé de répéter, tout au long de la campagne, en invoquant le précédent Driss Jettou en 2002, que le roi ne serait en rien lié par le résultat des urnes lorsqu’il aurait à choisir son Premier ministre, beaucoup de Marocains sont arrivés à la conclusion qu’il ne servait donc à rien d’aller voter Quant à l’enthousiasme citoyen des provinces sahariennes, il peut s’expliquer comme une sorte de « réflexe patriotique », de volonté collective de prouver son attachement au drapeau et à la couronne. Car le Front Polisario avait appelé au boycottage. Et c’est le parti nationaliste par excellence, l’Istiqlal, qui est arrivé partout en tête.

Une gifle pour la classe politique
La défiance des Marocains envers leur personnel politique – souvent jugé « corrompu », « servile » ou « inutile » – est une tendance « lourde » que rien ne semble pouvoir enrayer. Pourtant, les partis avaient, cette fois, soigné et modernisé leur communication en diffusant des clips télévisés – les fameuses « capsules », réalisées par des maisons de production professionnelles – et en présentant des programmes « datés et chiffrés » – quoique de manière assez fantaisiste. Cela n’a pas suffi.
La nouveauté est que cette désaffection n’épargne plus les islamistes du PJD – d’où, sans doute, le tassement imprévu de leurs suffrages. Ils se sont banalisés et sont rentrés dans le rang avant même de participer au gouvernement. Certes, contrairement aux autres formations de l’establishment makhzénien, leur probité n’est pas encore remise en question, mais leur pouvoir d’attraction a considérablement diminué auprès des classes populaires, la faute, sans doute, à un discours trop policé, et des candidats trop technocrates, pas assez idéologues. Leçon à méditer : le vote protestataire n’est jamais acquis.
Faut-il donc interpréter le taux d’abstention record comme un plébiscite à l’envers, un désaveu pour le système et donc pour la monarchie ? L’hypothèse est d’autant plus séduisante que les islamistes d’Al Adl wal Ihsane avaient appelé à ne pas voter. Cela ne l’empêche pas d’être fausse.
Le cheikh Abdessalam Yassine, leader de la jamaâ d’inspiration soufie, s’est borné à émettre un mot d’ordre, le même qu’il répète depuis des années, mais ses hommes n’ont pas activement fait campagne pour l’abstention. Très disciplinés, les militants adlistes purs et durs rejettent viscéralement le système et ne sont même pas inscrits sur les listes électorales. Quant aux simples sympathisants, ils conservent leur indépendance et ne constituent pas un troupeau d’électeurs captifs obéissant aveuglement aux consignes du vieux chef.
« Les mêmes qui, avant le scrutin, prédisaient un raz-de-marée en faveur du PJD tentent désespérément de retomber sur leurs pieds en attribuant la faiblesse de la participation aux consignes du cheikh Yassine », ironise un observateur. Jouer à se faire peur est décidément un sport en vogue au Maroc

1. La redoutable complexité des opérations de vote – l’électeur devait, sur le même bulletin, choisir entre plusieurs dizaines de listes locales représentées par des symboles, et indiquer en même temps sa préférence pour la liste nationale – explique en grande partie la fréquence des erreurs enregistrées lors du dépouillement.
2. Khobziste : néologisme imagé dérivé de khobz, « pain » en arabe. Il désigne une personne sans convictions affirmées, qui n’écoute que son intérêt égoïste.

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