En voie d’abandon

Le rail apparaît comme le moyen idéal pour transporter des marchandises sur de longues distances. Mais il est souvent délaissé au profit de la route.

Publié le 31 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

Le projet du siècle ! C’est ainsi que certains médias marocains qualifient le projet de liaison ferroviaire entre l’Europe et l’Afrique. Après le tunnel sous la Manche, peut-être y aura-t-il un jour un tunnel sous la Méditerranée, via le détroit de Gibraltar qui sépare le Maroc et l’Espagne. Si l’un a été possible, pourquoi pas l’autre, même si la situation financière catastrophique d’Eurotunnel, la société qui gère le tunnel sous la Manche, incite à la prudence ? En tout cas, les choses avancent. Une étape importante a été franchie en juin avec l’annonce par le ministre marocain de l’Équipement et du Transport, Karim Ghellab, de l’achèvement « à 95 % » de la campagne de forages pour l’étude géologique du tracé du tunnel. Une campagne indispensable pour identifier la nature des sols sous-marins.
Actuellement, le projet prévoit la construction d’un tunnel ferroviaire de 37,7 km de long, dont 27,7 km sous la mer. Il comprendrait une, puis, ultérieurement, deux galeries ferroviaires à voie unique et, entre les deux, une galerie de service et de sécurité communiquant avec les galeries principales tous les 340 m. La profondeur maximale du tunnel serait de 340 m sous le niveau de la mer. Le système de transport est similaire à celui du tunnel sous la Manche avec chargement des véhicules (automobiles et camions) sur le train et déchargement à l’arrivée. La capacité annuelle de transport serait de 1,6 million de voitures, 500 000 poids lourds et 16 millions de passagers. Le devis est, lui aussi, impressionnant : 4 milliards de dollars. Actuellement, les gouvernements marocain et espagnol cofinancent les études dont l’achèvement, nécessaire au démarrage des travaux, est prévu pour 2008. Pour ces derniers, une demande officielle de financement a été adressée à l’Union européenne pour ce qui sera sans doute le plus gros chantier sur le continent africain. À ce stade, Bruxelles se contente de souligner l’aspect « positif » du projet, dans la mesure où il permettrait de développer les réseaux de transport euro-méditerranéens.
Plus au sud, un autre projet ferroviaire prend progressivement corps : l’interconnexion régionale « Africarail » entre les réseaux ferrés du Bénin, du Burkina, du Niger et du Togo. Il s’agit de construire 2 000 km de voies ferrées pour relier les quatre réseaux nationaux existants, le tout pour un coût global de 2 milliards de dollars. Les quatre pays à l’origine du projet cherchent des financements auprès de différents bailleurs de fonds. Un autre grand projet d’interconnexion régionale est inscrit au catalogue des investissements du Nepad : 7 210 km de voies pour relier Ouagadougou, Bamako, Dakar, Bissau, Abidjan et Lagos, pour un coût global de 3 milliards de dollars. Également retenu par le Nepad, le projet « Rail Trans-Afrique », sur 8 000 km entre N’Djamena et Le Cap, via Yaoundé, Luanda et Windhoek.
Tous ces projets sont de nature à doper le trafic de fret ferroviaire pour libérer les routes. Mais, hormis la liaison Europe-Afrique, aucun ne connaît encore de début de réalisation. Et les nouvelles lignes de chemin de fer sont rares sur le continent. Hormis le Transgabonais, la quasi-totalité du réseau ferré africain date d’avant les indépendances. Le rail ne suscite guère l’enthousiasme des bailleurs de fonds qui continuent à privilégier la route comme meilleur moyen d’assurer le transport des marchandises, qu’il s’agisse de la Banque africaine de développement ou de la Banque mondiale. Les deux principaux arguments avancés sont le coût élevé de la construction et des équipements, ainsi que la complexité de la gestion des réseaux. Ils en apportent pour preuve l’état de délabrement des voies et du matériel hérités de la colonisation.
On ne sera donc pas surpris que le Programme de politiques de transport en Afrique subsaharienne (SSATP) de la Banque mondiale, qui se définit comme un outil d’aide aux décideurs africains pour élaborer leur politique des transports, mette surtout l’accent sur les routes. Le ferroviaire y fait figure de grand absent. Certains travaux montrent pourtant que la comparaison rail/route ne doit pas s’arrêter à ces seules considérations financières et que d’autres éléments sont déterminants. L’Union internationale des chemins de fer (UIC) estime ainsi que, « parmi ses atouts, le transport du fret par rail présente de réels avantages, sur tous les autres modes, en matière de respect de l’environnement : en plus d’être le plus sûr, il est économe et non polluant.
Cependant, une étude récente a pu quantifier les coûts externes (accidents, pollution, congestion) par type de transport et démontrer l’avantage considérable du rail dans ce domaine ». À un strict calcul de coût et de rentabilité au kilomètre, des outils d’aide à la décision prennent ainsi en compte des facteurs moins immédiatement quantifiables, mais dont l’incidence financière est réelle bien qu’indirecte : les questions de sécurité, par exemple, apportent un solide bonus au rail dès que l’on prend en compte le coût des dégâts physiques et matériels provoqués par les accidents de la route, beaucoup plus fréquents. La dégradation de la chaussée et le coût de l’entretien routier penchent aussi en faveur du chemin de fer. Même si le transporteur ne l’inclut pas dans son calcul, à la longue, la dégradation de la chaussée se traduit par une baisse de la vitesse moyenne et une dégradation accélérée des véhicules. Autre argument : pour un chargement équivalent, il est plus rapide de dédouaner un train que des dizaines de camions. Enfin, le rail est beaucoup moins énergétivore : seulement 30 % de la consommation de gasoil des camions à poids et distance égaux.
Si la Banque mondiale freine les nouveaux projets, elle ne prône pas pour autant l’abandon de ce qui existe. Le chemin de fer reste, de toutes les façons, irremplaçable, avec la voie fluviale, pour transporter de gros volumes sur de longues distances. C’est particulièrement vrai pour le bois et les minerais. Mais l’absence de rentabilité des anciennes sociétés publiques de chemin de fer associée à l’incapacité des États à investir les fonds nécessaires pour entretenir le réseau et le matériel ont abouti à une dégradation poussée de ce service public qui a fini par ne plus rendre service à grand monde. Le rail s’est ainsi trouvé délaissé au profit de la route dans la majorité des pays qui disposent d’un réseau ferré. Pour remédier à ces carences qui ont conduit la plupart des sociétés nationales de chemin de fer sur une voie de garage, la Banque mondiale a poussé les États à en déléguer la gestion à des sociétés privées. L’aide extérieure a alors repris en faveur du rail (la France a mis largement la main au portefeuille), non pour aider les gouvernements à mieux assumer leur rôle de fournisseur de service public, mais pour offrir un lifting aux sociétés nationales de chemin de fer afin de les rendre plus présentables aux éventuels repreneurs privés.
Les bailleurs de fonds ont opté pour la mise en concession, moins radicale qu’une privatisation pure et simple. Ce système permet à l’État de conserver un certain droit de regard sur l’activité des concessionnaires privés, ce qui provoque parfois des conflits entre celui-ci, soucieux de conserver l’aspect service public du rail, et la société concessionnaire, avant tout préoccupée par la rentabilité de l’exploitation. Il n’en demeure pas moins que les chemins de fer africains, ainsi gérés, sont de moins en moins des services publics. Une évolution qui se manifeste de plusieurs façons, mais généralement à l’avantage du fret sur le transport des voyageurs d’une part, et à l’avantage des longues distances au détriment des petites gares d’autre part. C’est ainsi qu’un mouvement de protestation a eu lieu au Burkina lorsque la Sitarail (groupe français Bolloré), repreneur de la voie ferrée Abidjan-Ouagadougou, a décidé de supprimer un certain nombre d’arrêts dans des gares secondaires afin de gagner du temps. De la même façon, le président malien s’est récemment fait l’écho de la grogne de commerçants et de voyageurs de son pays face à la politique du nouveau gestionnaire privé du chemin de fer Dakar-Bamako (le groupement franco-canadien Canac-Getma). Pour rendre l’exploitation bénéficiaire, la stratégie des repreneurs est de privilégier les gros clients du fret entre Dakar et Bamako au détriment des petits chargements sur des petites distances et du trafic voyageurs. Charger un wagon, sinon un train entier, pour un trajet sans arrêt est évidemment plus rentable que d’effectuer de multiples arrêts et de multiples chargements et déchargements de petits volumes. Ceux-ci nécessitent plus de temps d’immobilisation, plus de manutention, donc plus de main-d’oeuvre. Malgré les protestations, le rail est donc en train de se tourner de plus en plus vers le fret longue distance. Cela se fait au détriment de la fonction sociale de désenclavement de ce transport collectif.
L’âge d’or d’un chemin de fer facteur de mobilité pour les populations a fait long feu. La mise en concession, pour ne pas dire la privatisation, ramène en quelque sorte le rail à sa fonction originelle en Afrique, telle que le colonisateur l’avait conçue : évacuer vers les ports les matières premières (produits agricoles et minerais) et transporter vers l’intérieur les produits importés. Toutefois, si cela permet de désengorger le réseau routier sans cesse saturé et de réduire les accidents et la dégradation des chaussées, l’opération ne sera pas totalement vaine.

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