Les trois erreurs de Condi Rice

Publié le 30 juillet 2006 Lecture : 6 minutes.

Après avoir paru, deux semaines durant, ignorer la guerre en cours, Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine, a fini par se rendre au Liban et en Israël, les 24 et 25 juillet, puis par participer à une conférence du Groupe de contact sur le Liban, à Rome, le lendemain. Hélas ! dans l’un et l’autre cas, elle a presque tout fait de travers. Ce n’est d’ailleurs pas entièrement sa faute : elle n’est que l’instrument d’une diplomatie américaine particulièrement malavisée.
Sa première erreur – et la plus importante – a été de ne pas insister sur la proclamation immédiate d’un cessez-le-feu. Un cessez-le-feu aboutissant au maintien du statu quo entre Israël et le Hezbollah serait, à ses yeux, totalement inutile, puisque son ambition est de provoquer une amélioration décisive de l’environnement d’Israël – de créer un « nouveau Moyen-Orient démocratique ». Ce qui, bien sûr, rappelle l’habituelle rhétorique israélienne. Et s’apparente à un pur fantasme. Tant que les États-Unis ne prendront en compte que les seuls impératifs de la sécurité de l’État hébreu en ignorant les intérêts des Arabes, les efforts de Rice seront voués à l’échec.
Sa deuxième erreur a été de ne pas inviter à Rome des représentants du Hezbollah, de la Syrie et de l’Iran. Comment trouver un accord en l’absence de l’une des parties impliquées dans le conflit ? Certes, les Israéliens étaient également absents, mais leurs intérêts étaient amplement représentés par les Américains. La vérité est que Rice ne souhaite ni conclure un accord ni être l’intermédiaire d’un éventuel règlement. Elle veut imposer ses conditions aux ennemis d’Israël – ou permettre à ce dernier de le faire par la force.
Deux chiffres illustrent cette contradiction fondamentale de la politique américaine. D’un côté, l’administration Bush s’est empressée de fournir à Israël des bombes de précision et du carburant pour ses avions d’une valeur globale de plusieurs centaines de millions de dollars. De l’autre, elle a apporté à la population libanaise éprouvée une aide humanitaire de 30 millions de dollars. À Beyrouth, Rice a versé des larmes de crocodile sur la mort de 350 Libanais – devenus trois jours après plus de 400 -, les blessures infligées à plusieurs milliers d’autres et le déplacement forcé de villages entiers : entre 700 000 et 800 000 personnes au total. Mais, en Israël, elle n’a pas bronché quand le Premier ministre Ehoud Olmert a promis de poursuivre sa meurtrière offensive.
Ses objectifs déclarés sont d’obtenir la libération des deux soldats israéliens capturés, de désarmer le Hezbollah, de le contraindre à se replier à 20 km de la frontière et de déployer dans la zone évacuée une force internationale capable d’empêcher tout tir de missile contre le territoire israélien. Ce n’est pas réaliste, parce que le Hezbollah et ses commanditaires n’ont aucune raison d’accéder à ces exigences. Rice aurait sans doute été davantage écoutée si ses propositions avaient été plus équilibrées. Elle aurait pu, par exemple :
1. Appeler à une trêve, c’est-à-dire à une suspension des opérations militaires, des deux côtés, pour permettre aux Libanais de souffler ;
2. Favoriser un échange de prisonniers incluant certains Libanais détenus en Israël depuis près de trente ans ;
3. Demander au Hezbollah de se retirer de la zone frontalière en échange d’un retrait israélien des fermes de Chebaa, une parcelle de territoire libanais occupée depuis 1967.
Tout cela aurait pu préparer le terrain à la conclusion d’un cessez-le-feu durable.
La troisième erreur de Rice, c’est sa tentative précipitée de faire désarmer le Hezbollah par une force internationale – ce qui est absurde. Si une force de maintien de la paix est déployée dans le seul but de protéger Israël, il va de soi qu’elle sera immédiatement attaquée par le Hezbollah. Aucun pays ne prendra le risque d’exposer ainsi ses troupes. Si, néanmoins, une force internationale se voit confier le mandat de rétablir la paix, elle devra avoir les moyens de faire reculer Israël aussi bien que le Hezbollah. Mais sera-t-elle capable d’empêcher les incursions, les enlèvements et les assassinats ciblés ? De mettre un terme aux agissements des agents israéliens au Liban ? D’abattre un avion israélien en mission au-dessus du Liban ? Si la réponse à toutes ces questions est « non », alors mieux vaut abandonner tout de suite l’idée de mettre en place une telle force.
Pour son malheur, Rice a hérité d’une politique étrangère américaine profondément erronée. Elle ne semble pas l’avoir compris, ni disposer de l’autorité suffisante pour en changer le cours, à supposer qu’elle en ait la volonté.
Les Israéliens ont pour la première fois envahi le Liban en 1978. Jimmy Carter leur ayant ordonné de se retirer, ils ont obtempéré, mais après avoir créé une « zone de sécurité » contrôlée par une force de supplétifs. En 1982, nouvelle invasion : 20 000 Libanais et Palestiniens sont tués, Beyrouth est bombardé. Loin d’ordonner aux Israéliens de se retirer, Ronald Reagan entreprend de négocier leur retrait. Résultat : avec la complicité américaine, Israël poursuit son occupation de 10 % du territoire libanais. Jusqu’à ce que les incessantes opérations de guérilla menées par le Hezbollah contraignent les Israéliens à plier bagage, en 2000. Le mouvement chiite est le produit direct de cette politique.
Aujourd’hui, avec la bénédiction de l’Amérique, Amir Peretz, le ministre de la Défense, envisage à nouveau de créer une zone de sécurité au Liban. Comme prévu, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a promis de lancer ses combattants à l’assaut de ladite zone. C’est le meilleur moyen de prolonger indéfiniment le conflit. Quelqu’un devrait quand même expliquer à Rice que le Hezbollah n’est pas une organisation terroriste, mais un mouvement de libération résolu à en finir avec l’occupation israélienne et à protéger les populations chiites du Sud-Liban.
Peut-être les États-Unis ont-ils commis une erreur plus grave encore en autorisant Israël, depuis trente-neuf ans, à occuper et à coloniser illégalement la Cisjordanie et Gaza. Le mouvement islamiste Hamas est le produit direct de cette politique. Les conflits au Liban et dans les territoires palestiniens sont inextricablement liés. Israël ne peut continuer à tuer des Palestiniens au rythme de dix ou quinze par jour et espérer que le front libanais reste calme.
Troisième bourde américaine : avoir permis à l’État hébreu d’occuper les hauteurs du Golan depuis la guerre des Six-Jours et d’y implanter des colonies. Lors d’un sommet avec feu le président syrien Hafez al-Assad, en mars 2000, Bill Clinton avait été tout près de parvenir à un accord. Las, sous l’influence de conseillers très prévenus en faveur d’Israël comme Dennis Ross, il a fini par céder aux instances du Premier ministre Ehoud Barak : pas de retrait total, donc pas d’accord. L’hostilité que lui a par la suite manifestée la Syrie, puis l’alliance de cette dernière avec l’Iran, sont la conséquence directe de l’incapacité de l’Amérique à résoudre le conflit israélo-syrien sur une base juste et équitable.
La priorité de la Syrie est de récupérer le Golan, mais elle a aussi des intérêts vitaux au Liban. L’un des principes de base de sa politique est d’empêcher l’installation d’une puissance hostile – Israël, en premier lieu – dans ce pays. Les États-Unis avaient essayé de le faire en 1983, mais avaient été battus. Ils tentent aujourd’hui de renouer avec cette politique.
En cherchant à éliminer tout vestige de l’influence syrienne, et en tolérant que l’État hébreu détruise le Liban – voire l’y encourage -, l’administration Bush semble avoir pour dessein d’inclure ce pays, préalablement brisé et soumis, dans la sphère d’influence israélienne. Une nouvelle fois, la Syrie fera tout pour l’en empêcher. Rice veut faire en sorte, dit-elle, que la résolution 1559 du Conseil de sécurité appelant au désarmement du Hezbollah soit appliquée. Mais la résolution 242, adoptée après la guerre de 1967, qui proclame le caractère inadmissible de toute acquisition de territoire par la force ? La majorité des problèmes auxquels la région est confrontée a pour origine l’incapacité des États-Unis à la faire appliquer.
Ces derniers doivent de toute urgence résoudre les différents conflits dont le Moyen-Orient est le théâtre, mais dans un sens qui ne soit pas systématiquement à l’avantage d’Israël. Condoleezza Rice veut une paix « fondée sur des principes durables et non sur des solutions temporaires ». L’objectif est admirable. À condition que les principes soient les bons.

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