La nouvelle tour de Babel

Dans un ensemble désormais élargi à vingt-cinq pays, la « question linguistique » tourne au casse-tête bureaucratique. Et au gouffre financier.

Publié le 30 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

A Washington, on doit penser que les Européens l’ont bien cherché, s’ils se réveillent aujourd’hui avec la langue chargée ! Dès la signature du traité de Rome instituant la Communauté européenne, en 1957, ils n’ont cessé d’ériger la diversité et l’égalité linguistique en principe. En Europe, la langue officielle de chacun des pays membres est donc devenue ipso facto langue de travail dans toutes les institutions de Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg. Ce qui veut dire que ces dernières sont tenues de communiquer avec chaque État membre dans la langue qui est la sienne. Et que tous les documents édités à l’intérieur ou à l’extérieur de la Communauté doivent être publiés dans toutes les langues de ceux qui la composent.
Le multilinguisme se situe au coeur même de « l’exception culturelle » revendiquée par les défenseurs d’une Europe qui ne serait pas seulement celle des banquiers et des marchands. Sans le respect des langues, qui incarnent l’identité et la culture d’une nation, l’Europe perdrait son sens dans ce monde désormais global où elle tente d’afficher sa différence. Ce qui passe par la volonté de faire entendre toutes ses « autres voix », sans exception. D’où l’importance cruciale de l’enjeu linguistique.
Si la communauté initiale des six pays fondateurs était encore gérable de ce point de vue, il n’en est plus de même avec la « grande Europe ». Qu’on en juge : pour que les 455 millions d’Européens se fassent comprendre des vingt-cinq membres de leur nouvelle famille élargie et pour que les institutions de Bruxelles s’adressent à chacun d’entre eux dans sa langue, il faudrait doubler les effectifs des 910 interprètes que l’on s’efforce de mobiliser chaque jour pour procéder aux 420 combinaisons linguistiques désormais requises ! Le Service commun interprétation-conférences de l’UE (le Scic) est déjà la plus grosse machine à interpréter du monde. Il est cependant loin de pouvoir fournir les prestations qu’on serait en droit d’attendre de lui si l’on devait appliquer à la lettre les exigences d’une réglementation adoptée, certes dans l’enthousiasme, mais avec quelque inconscience.
On imagine en effet que les interprètes malto-finnois (avec ses quatre cent mille locuteurs, Malte dispose, théoriquement, des mêmes droits linguistiques que la Finlande, la France ou l’Allemagne) ne courent pas les couloirs du Parlement de Strasbourg, non plus que ceux qui passent sans peine du tchèque au lituanien ! Avant même l’arrivée du turc, le letton, le hongrois, le slovaque, le slovène et le polonais font déjà figure de morceaux de choix. Pour tout simplifier, on est donc contraint d’utiliser des relais : le discours du délégué finlandais est d’abord traduit en anglais ou en allemand avant d’être repris en polonais ou en grec, ce qui nécessite, même pour des réunions spécialisées, des salles au regard desquelles l’Opéra de Paris ressemble à un cagibi. En régime de croisière, onze mille réunions de cette nature sont organisées chaque année par la Commission, le Conseil, le Comité économique et social et le Comité des régions…
Si l’on était tenté, à Bruxelles, d’étoffer les équipes d’interprètes en leur adjoignant des traducteurs, généralement moins difficiles à recruter, la très rigide réglementation européenne, qui différencie les statuts de ces deux catégories, l’interdirait absolument. En outre, les traducteurs, qui n’interviennent que sur les écrits, ne chôment pas non plus : dès avant le dernier élargissement de l’Europe, on leur confiait plus de 1,3 million de pages chaque année. Le tonnage supplémentaire de papier que les dix pays admis au mois de mai vont déverser sur cette petite armée (1 150 traducteurs pour le seul Parlement européen) bataillant dans une forêt de dictionnaires n’a pas encore été exactement comptabilisé, mais la situation ne peut évidemment qu’empirer. Malgré les cadences – infernales, aux dires des intéressés – qui leur sont imposées et le « cadeau » de deux tours de dix-huit étages construites pour les accueillir, ces fonctionnaires baissent les bras : on leur reproche déjà des retards de traduction qui font obstacle à l’application de prescriptions communautaires urgentes, notamment dans le domaine de l’environnement, des produits pharmaceutiques et de la téléphonie mobile.
Quant au coût de la diversité linguistique, il est lui aussi exorbitant, puisqu’on s’achemine gaillardement, cette année, vers un budget de plus de 1,3 milliard d’euros, en augmentation de près d’un tiers par rapport à 2004. Même si cette somme ne représente guère que 3 euros par « citoyen européen » et par an, on ne peut s’empêcher d’en comparer le montant avec celui de priorités plus criantes.
Alors, que faire ? S’accorder sur un idiome artificiel qui servirait de langage commun, un esperanto – le général de Gaulle avait dit « un volapük » – que tous les Européens auraient à charge d’apprendre ? Mais c’en serait alors fini de l’une des principales raisons d’être de l’Europe, ainsi privée de tout substrat culturel. Les langues ne s’accommoderaient pas d’une uniformisation du type de celle que l’on a appliquée à la monnaie sans mettre en péril les patrimoines qu’elles véhiculent.
En fait, la langue véhiculaire que tous les Européens, ou presque, apprennent, ou pratiquent, existe déjà : l’anglo-américain. L’officialiser comme « langue de l’Europe » reviendrait à lui accorder une place comparable à celle attribuée jadis, en Afrique, aux « langues de la colonie » dont l’histoire prouve à quel point leur usage joua un rôle décisif dans la pérennisation des conquêtes. Même si, à Bruxelles, la doctrine officielle est d’éviter un « choc frontal » avec l’anglais, pour ne pas ouvrir des hostilités dont l’issue ne ferait guère de doute, une capitulation de cette nature reste inenvisageable.
On s’oriente donc vers une panoplie de mesures qui devraient permettre d’alléger les risques bureaucratiques du statu quo, sans sacrifier l’essentiel. Tout en améliorant les procédures de recrutement et les programmes de formation des traducteurs et des interprètes et en faisant un usage accru des nouvelles technologies de la communication – la visioconférence ou les logiciels d’aide à la traduction, par exemple -, on vise désormais à un « multilinguisme maîtrisé », défini comme « une gestion rationnelle et pragmatique du dossier linguistique ». Il repose sur la notion de « langues-pivots » (le français, l’anglais et l’allemand), qui, sans porter ouvertement atteinte au principe d’égalité, seraient tout de même nettement « plus égales » que les autres !
C’est la seule solution, sans doute, si l’on veut réussir ce qui ressemble à une retraite en bon ordre et éviter que le management dicte sa loi à des institutions désemparées par l’ampleur de leurs propres ambitions. Le temps presse, pour renverser une tendance de plus en plus perceptible : à la Banque centrale européenne et dans les sites Internet des institutions de l’UE, moins surveillés par les politiques, l’anglais règne déjà sans partage…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires