« Qui se ressemble s’assemble »

Publié le 29 octobre 2006 Lecture : 5 minutes.

Si vous êtes de ceux qui pensent que les dirigeants politiques, en tout cas ceux des grandes puissances, prennent leurs décisions importantes de manière rationnelle et sur la base d’informations dûment vérifiées, sachez que vous êtes bien naïf et qu’il est temps de vous détromper.
L’histoire que je me propose de vous raconter va vous montrer l’abracadabrantesque façon avec laquelle les chefs de la plus grande puissance du moment ont conforté leur décision, prise dès le début de 2002, d’envahir l’Irak pour renverser Saddam Hussein.

Cette histoire nous est révélée par Bob Woodward, connu dans le monde entier comme le grand journaliste dont les enquêtes, publiées par son journal, le Washington Post, en 1972, avaient contraint le président Richard Nixon à la démission.
Depuis cinq ans, Woodward s’est fait l’historien de la présidence de George W. Bush : sous le titre général de Bush at War, sur la base de témoignages des principaux acteurs civils et militaires, il décrit – de l’intérieur – le fonctionnement de cette présidence ; les échanges entre le président et ses principaux collaborateurs, le poids des personnalités et le choc des vanités sont rendus de manière saisissante.
Le troisième volume de cette histoire vient de paraître sous le titre State of Denial. Lorsque nous aurons achevé la lecture des 500 pages de ce livre, François Soudan et moi en extrairons pour vous quelques bonnes « pépites ». Mais, sans attendre, je vous donne à lire, tirée du livre, réécrite et résumée par mes soins, la très curieuse et non moins édifiante histoire évoquée plus haut.

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L’acteur principal est Paul Wolfowitz, alors premier adjoint du ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, et aujourd’hui président de la Banque mondiale, désigné à ce dernier poste par George W. Bush lui-même. Il passe pour être l’intellectuel de la bande de néoconservateurs qui entoure l’actuel président des États-Unis, le conseille, voire le manipule.
C’est au début de novembre 2001 que Wolfowitz s’adresse à son vieil ami Christopher DeMuth, président d’un think-tank (une « boîte à idées ») connu à Washington pour son soutien au Likoud israélien : l’American Enterprise Institute (AEI).
Il lui dit ceci :
« Le gouvernement américain et le Pentagone en particulier ne sont pas capables de trouver les idées et de mettre en place les stratégies susceptibles de nous sortir de l’énorme crise où nous nous trouvons depuis le 11 septembre : qui sont vraiment les terroristes qui ont osé s’attaquer à nous ? De quelles profondeurs a émergé leur acte ? Quels liens avec l’histoire de l’islam et celle du Moyen-Orient ? Quelle relation avec les tensions que connaît cette région en ce moment ?
En un mot comme en mille : quel est le problème que nous devons résoudre et quelles solutions lui donner ?
Au nom du gouvernement américain, je vous confie la mission de rassembler les cerveaux les plus qualifiés pour analyser le problème, élaborer et nous recommander la stratégie que nous devons suivre. »

DeMuth ne se fit pas prier pour accepter le contrat. Il s’engagea au secret et, de leur côté, la douzaine de « cerveaux » qu’il recruta pour accomplir la mission lui demandèrent alors de ne pas divulguer leurs noms.
Le secret ne fut pas bien gardé, et l’on sait aujourd’hui que siégèrent au sein du groupe :
– Bernard Lewis, l’islamologue bien connu ; au soir de sa vie – né en 1916 à Londres, il a aujourd’hui 90 ans -, il est devenu islamophobe ;
– Fouad Ajami, Iranien d’origine (comme son nom l’indique à ceux qui connaissent l’arabe), né au Liban, émigré aux États-Unis à 18 ans. Il y a fait une carrière (professorale) marquée du sceau d’une arabophobie passionnelle. En 2002, pour convaincre l’opinion qu’il fallait envahir l’Irak, il n’a pas hésité à déclarer (et à écrire) que les soldats américains seraient accueillis dans les rues de Bagdad par des explosions de joie (!) ;
– Fareed Zakaria, Américain d’origine indienne (il est né à Bombay), rédacteur en chef de Newsweek International ;
– un ex-ambassadeur (Mark Palmer), un ancien de la CIA, connaisseur du Moyen-Orient (Reuel Marc Gerecht), etc.
Ces experts – presque tous de droite et ultraconservateurs – se réunirent en secret fin novembre 2001, échangèrent des documents et, au terme d’un week-end de discussions, rédigèrent en sept pages d’ordinateur un document de consensus intitulé Le Delta du terrorisme*.
Les douze experts sélectionnés par Christopher DeMuth et payés par le Pentagone ont laissé à la postérité – et aux historiens – un diagnostic et des recommandations qui allaient fonder l’action des États-Unis.
Le président de l’AEI les a résumés pour Bob Woodward, et vous allez pouvoir en apprécier la pertinence et la profondeur :

– Le terrorisme qui a frappé le 11 septembre 2001 à New York et Washington (et s’était déjà illustré contre d’autres objectifs américains, mais hors des États-Unis) est la manifestation extérieure d’une guerre à l’intérieur de l’islam.
– Le 11 Septembre n’est pas une opération sans précédent ni lendemain, qu’on peut combattre et réprimer comme un crime isolé.
– Ce nouveau terrorisme est d’un genre tout à fait différent de celui des Brigades rouges italiennes, par exemple, qui ont sévi dans les années 1970.
– Les terroristes du 11 septembre 2001 viennent, pour la plupart d’entre eux, d’Arabie saoudite et d’Égypte. Mais les problèmes de ces deux pays sont pour le moment insolubles. Situation bloquée.
– L’Iran est très important – peut-être le pays le plus important, en la matière. Mais la même inspiration [islamiste] a déjà réussi à y mettre en place un pouvoir radical. On n’y peut rien, pour le moment.

– Que faire alors et où agir ?
« En Irak, contre Saddam », conclut le groupe d’experts, unanime.
« Il est le maillon faible, l’adversaire le plus vulnérable. Mais, en même temps, il constitue la menace potentielle la plus terrible.
On ne peut pas le laisser en place ; il faut donc, en préalable à toute action d’envergure dans la région, pour la transformer, faire partir Saddam. »
Le diagnostic et les recommandations résumés ci-dessus furent communiqués à Bush, Cheney, Rumsfeld et Rice, qui les trouvèrent convaincants – et se dirent convaincus.
On peut penser qu’ils ont trouvé dans ce diagnostic et ces recommandations la confirmation qu’ils souhaitaient, la caution intellectuelle dont ils avaient besoin.
En tout cas, commentant l’initiative, Rumsfeld dira plus tard à Woodward : « Il s’agissait de faire travailler, ensemble et en secret, les esprits les plus distingués et les mieux qualifiés pour donner à notre réaction au 11 Septembre un fondement analytique et intellectuel. »
Quant à l’adjoint qu’il a chargé du suivi, il en a résumé les conclusions en une phrase aussi terrible que lapidaire :
« Nous sommes partis pour une guerre qui durera deux générations. L’Irak en est la première phase. »

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Mon commentaire ?
Si vous croyez malin de charger ceux de vos copains qui pensent exactement comme vous de vous dire ce qu’il serait bon que vous fassiez et si vous suivez leurs conseils, vous courez l’énorme risque de vous trouver, quelque temps après, dans l’impasse où se trouvent aujourd’hui George W. Bush et ceux qu’il a choisis pour tracer avec lui son destin

*« Delta » par analogie avec le delta d’un fleuve : son embouchure.

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