La dernière victime de Jacques Chirac

Après Alain Juppé, Michel Roussin et quelques autres ténors de la défunte chiraquie, Dominique de Villepin est à son tour mis en cause par la justice. Pour son rôle dans la nauséeuse affaire Clearstream.

Publié le 29 juillet 2007 Lecture : 6 minutes.

Jacques Chirac et Dominique de Villepin se sont-ils servis de la nauséeuse affaire Clearstream pour éliminer Nicolas Sarkozy de la compétition présidentielle ? Pour Jean-Marie D’Huy et Henri Pons, les deux magistrats qui instruisent le dossier depuis la plainte en dénonciation calomnieuse du président de l’UMP devenu chef de l’État, c’était jusqu’ici une certitude. Ils sont aujourd’hui convaincus d’en détenir la preuve.
Ils ont en effet réussi à faire « parler » le disque dur de l’ordinateur de poche Ipacq où le général Rondot consignait au jour le jour ses « notes personnelles » sur le déroulement de l’affaire – et qu’il pensait avoir effacées. Des octets où elles étaient restées enfouies, les révélations les plus accusatrices ont brusquement ressurgi.

C’est bien Dominique de Villepin, passé en 2004 du ministère des Affaires étrangères à celui de l’Intérieur, qui a demandé à Jean-Louis Gergorin, l’ex-vice-président du groupe EADS, d’alerter la justice en faisant parvenir anonymement au juge Renaud Van Ruymbeke une copie des listings de la banque luxembourgeoise Clearstream où le nom de Sarkozy, à peine maquillé en « Nagy Bosca », figurait parmi les bénéficiaires des rétrocommissions auxquelles la vente des fameuses « frégates de Taiwan » a donné lieu. À la vue de ces documents, où le général Rondot avait rapidement flairé une grossière manipulation, le ministre s’était montré « jubilatoire ». Il se déclarait toutefois « soucieux de ne pas apparaître dans ce scénario » et en fournissait cette explication à la fois énigmatique et éloquente : « Mon environnement est pourri. »
Mais voici le plus grave. En acceptant de jouer les corbeaux, Gergorin aurait, d’après l’informaticien Imad Lahoud, précisé avoir agi « sur instructions de Dominique de Villepin, elles-mêmes formulées par le président de la République, de balancer Nicolas Sarkozy ».
Rondot rapporte avec la même franchise l’inquiétude du ministre à la pensée que son rôle puisse être découvert : « Si nous apparaissons, le président de la République et moi, nous sautons. » Inquiétude bientôt justifiée. Quand l’affaire commence à sentir le soufre, le loyal général propose à Villepin d’effacer l’enregistrement de son Ipacq afin de le « protéger », lui et le chef de l’État, contre « la sale affaire » où Gergorin et Lahoud les ont « embarqués ». Le ministre lui « donne son accord » pour la destruction de quatre notes et de la disquette, « ce qui sera fait » – du moins le croyait-il jusqu’à leur exhumation par un expert de la police scientifique.

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Confronté à ses propres récits, Rondot ne peut se désavouer lui-même. Les deux juges passent aussitôt à l’action. Un détail en dit long sur leur détermination, comme sur leur méfiance. Pour localiser sans risque de fuites l’appartement parisien de la famille Villepin où ils ont décidé de perquisitionner – une première dans l’histoire de la République -, ils adressent une réquisition à la direction des services fiscaux de Paris-Nord. Un serrurier force la porte en présence de deux voisins requis comme témoins. Bingo.
Les magistrats mettent la main sur des classeurs tamponnés « Confidentiel Défense », saisissent huit fiches estampillées « Clearstream », des disquettes informatiques et un ordinateur immédiatement placés sous scellés. Quand Villepin, rentré d’urgence de ses vacances à Saint-Tropez, arrive en fin de journée à son domicile, ils lui demandent son téléphone portable, fouillent le sac de voyage trouvé dans le coffre de sa voiture officielle et lui annoncent que la perquisition se poursuivra le lendemain à son bureau, dans une annexe du Quai d’Orsay. Là, ils s’empareront de nouveaux documents et courriers personnels, dont une lettre de Gergorin datée de mai 2005.
Confronté à ces humiliations judiciaires, Villepin s’efforce de reprendre l’initiative en annonçant lui-même sa convocation par les juges. Le 27 juillet, il est mis en examen pour une série de motifs dont chacun fait retentir les foudres de la loi : « complicité de dénonciation calomnieuse, recel de vol et d’abus de confiance, complicité d’usage de faux ».

On ne peut mieux résumer l’affaire, telle du moins que la voient les magistrats, dans sa subite dimension de scandale d’État. Bien qu’il ait droit, autant et plus que n’importe quel citoyen, à la présomption d’innocence, l’ancien Premier ministre apparaît en fâcheuse posture. Il ne peut nier en bloc, comme Gergorin, ni taxer d’« hallucinations » les notes de Rondot, comme Lahoud.
Pourquoi le général mentirait-il ? Ce n’est pas son intérêt et cela n’a jamais été son attitude durant ces trois années où il s’est efforcé, au contraire, de protéger Chirac et Villepin de leur inconsciente légèreté. Car pour prêter foi à ces magouilles de Pieds Nickelés, il fallait vraiment vouloir y croire. Ses notes contiennent par ailleurs de ces accents de vérité dont on dit qu’ils ne trompent pas. Par exemple, quand il remarque après ses entretiens avec Villepin : « Fixation sur Nicolas Sarkozy », victime évidente à ses yeux d’un « montage politique ». Ou quand il confie sa crainte que le chef de l’État ne « se trouve mis en cause pour avoir laissé se développer, sinon encouragé, à travers Dominique de Villepin, une campagne visant de possibles concurrents ». Comme aime à le dire Chirac dans ses moments de verve : « Ça passe ou ça casse. » Ça ne pouvait que casser.
Que les plus hauts dirigeants cherchent à s’éliminer les uns les autres dans leur quête permanente du pouvoir, y compris dans leur propre camp, c’est la loi impitoyable d’un régime où il ne peut y avoir qu’un vainqueur. Mais qu’un ministre intrigue dans ses propres services pour faire dénoncer clandestinement l’un de ses collègues comme le protagoniste d’une gigantesque affaire de corruption, en utilisant pour cela des documents trafiqués et en « instrumentalisant » (Rondot dixit) la justice, ce n’est plus de la basse manuvre, c’est un délit pénal.
L’avocat qu’est Nicolas Sarkozy a aussitôt vu la faille et l’a empêchée de se refermer en bétonnant sa plainte d’une constitution de partie civile. Ce qui lui permet aujourd’hui de remarquer benoîtement que même un retrait de celle-ci ne pourrait arrêter le cours de la justice.
Villepin était bien conscient des risques de l’opération lorsqu’il faisait part à Rondot de sa crainte de « sauter » et le président avec lui. Mais cet admirateur de Fouché ne se sentait plus d’aise à l’espoir de « tenir enfin Sarko par les couilles », comme il le confiait gracieusement à Franz-Olivier Giesbert (La Tragédie du président).
C’était l’époque où il se préparait déjà pour l’Élysée, avec le soutien haineux de toute la chiraquie antisarkoziste et l’obsession de « carboniser » par tous les moyens le rival redouté et/ou abhorré. Il s’en défendra plus tard, au moment de quitter Matignon, avec cette assurance faussement spontanée qui accompagne les revirements politiciens. Certains de ses proches n’ont pourtant pas oublié qu’après avoir appris de Chirac son imminente désignation comme Premier ministre, il leur avait demandé s’il pourrait compter sur leur appui dans sa campagne présidentielle.
Villepin a esquissé sa ligne de défense avant de se rendre devant les juges. Sur la forme, il observe que « de simples rumeurs, on fait des preuves ». Et c’est vrai que les notes de Rondot, s’il est difficile de les réduire à des rumeurs, ne contiennent pas non plus de preuves matérielles. Ce sera donc parole contre parole.

Sur le fond, il réaffirme n’avoir jamais « participé à une manuvre politique et avoir agi selon son devoir de ministre ». En clair, s’il devait être jugé après avoir pris connaisance des 26 tomes du dossier, il exigerait de l’être par la seule instance compétente pour « les actes délictueux commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions » : la Cour de justice de la République et son jury parlementaire. Il peut en attendre à tout le moins plus de compréhension et d’indulgence, voire de clémence, que des tribunaux judiciaires.
Quant à Jacques Chirac, l’auteur de la machination pour « balancer » Sarkozy, à en croire les carnets de Rondot, il n’aura même pas à revendiquer cette précaution. Son statut présidentiel le dégage de toute responsabilité pour les actes accomplis en sa qualité, sauf en cas de haute trahison. Que Dominique de Villepin échappe ou non à la sanction qui le menace, que sa carrière en soit compromise ou brisée, il aura été, après Alain Juppé, Michel Roussin et quelques autres, sa dernière victime.

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