Le retour des « cerveaux »
Après avoir quitté en masse le pays il y a quelques années, les cadres tendent maintenant à y revenir. Quelles sont leurs motivations ? Comment se passe leur réinstallation ? Témoignages.
En 2000, plus d’une personne qualifiée sur quatre quittait le Maroc, plaçant ainsi le royaume devant la Tunisie, et bien loin devant l’Algérie en matière de « fuite des cerveaux ». Et pourtant Ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à (re)tenter leur chance au pays, donnant ainsi jour à une nouvelle génération d’ex-expatriés. Dans les services consulaires, le phénomène est notoire mais difficile à quantifier : rares sont en effet les Marocains qui font la démarche dite de « retour définitif » auprès de leur consulat, la plupart préférant se ménager une « porte de sortie » en cas d’échec.
Daniel Braun est le directeur général de Percall, une société française d’ingénierie informatique spécialisée dans le support technique de haut niveau. Depuis son implantation au Maroc en 2003, celle-ci emploie une cinquantaine d’ingénieurs, dont près de 80 % sont des Marocains recrutés en Europe. « Aujourd’hui encore, nous recevons chaque semaine près de deux cents CV de Marocains résidents à l’étranger qui souhaitent intégrer notre filiale à Rabat », précise Daniel Braun.
Dans le bureau de Jamal Belahrach, directeur de Manpower Afrique du Nord, c’est la même affluence de candidats au retour : « On avait connu une grosse vague de départs en 2000, notamment avec le boom informatique. On assiste aujourd’hui au phénomène inverse. De plus en plus de cadres cherchent à rentrer, et c’est plutôt une bonne chose pour le pays. » Leur « plus-value » ? Plus que le diplôme en lui-même, c’est l’expérience professionnelle à l’étranger qui est la plus prisée par les employeurs nationaux. D’ailleurs, la plupart tentent de travailler pendant quelques années après leurs études pour pouvoir rentrer dans les meilleures conditions.
Rentrer ou rester ? Si le retour est une décision très subjective, elle n’en demeure pas moins une question lancinante chez beaucoup de membres de la diaspora. Salah a 31 ans, dont quatorze passés en France. Arrivé dans ce pays après le bac, il a suivi des études de commerce à Bordeaux, puis à Paris. Sitôt diplômé, il a été embauché dans un grand cabinet d’audit. Un poste intéressant avec des perspectives d’évolution, une vie sociale des plus actives, des séjours réguliers au Maroc : on pourrait l’imaginer heureux de son sort. Pourtant, comme beaucoup de ses amis, il est littéralement hanté par l’idée du retour. Incapable de se fixer en France ou au Maroc, il continue de se poser la même question avec une pointe de culpabilité : « Ce qui m’inquiète, c’est le décalage qui s’est installé entre celui que j’étais en quittant le Maroc et celui que je suis devenu. Cela peut paraître ridicule, mais je ne sais vraiment pas si je m’adapterais au pays. J’avoue que ça me fait un peu peur. »
Ces appréhensions, Abdeslam Marfouk les connaît parfaitement. Chercheur à l’Université libre de Bruxelles et à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS), il étudie de près ce qu’on appelle communément le brain drain (la « fuite des cerveaux ») à l’échelle mondiale et travaille notamment sur les facteurs qui encouragent ce mouvement. Il est lui-même d’origine marocaine et se trouve donc au cur du sujet. L’étude qu’il a coréalisée pour la Banque mondiale l’année dernière a montré qu’il y avait 140 000 diplômés marocains en dehors du pays en 2000, soit 13 % de l’émigration totale pour cette année-là. Pour Abdeslam Marfouk, il est indispensable que les pays touchés par la fuite des cerveaux en mesurent l’importance et tentent d’en déceler les causes : « En comprenant ce qui a poussé toutes ces personnes qualifiées à partir, les gouvernements s’offriraient des indicateurs qui pourraient être utilisés pour réguler le flux. »
C’est justement l’un des projets de l’association Maroc Entrepreneurs. Créée en France en 1999 par de jeunes Marocains étudiant dans des grandes écoles, elle s’enorgueillit d’un réseau de près de 4 400 membres répartis entre la France et le Maroc. Conférences et débats avec des acteurs de la vie politique et économique marocaine, accompagnement et aide au financement de projets au Maroc : la thématique du « retour » est ici omniprésente. « Notre but est de contribuer au développement économique du pays, soit en aidant les Marocains qui sont venus étudier ici à trouver un poste qui les satisfait au Maroc, soit en les encourageant à créer leur propre entreprise au pays », confie Amine Khalil, président de l’association. Deux nouveaux projets sont lancés en ce début d’année. Le premier est une banque de profils qui sera mise à la disposition des entreprises marocaines pour un recrutement ciblé. Le second est une enquête portant sur les Marocains des deux rives « pour comprendre les aspirations des expatriés et connaître les attentes de ceux qui ont fait le choix de rentrer ».
Si « l’appel du pays » est généralement d’ordre affectif, l’appréhension, elle, est bien plus pragmatique. On recherche une qualité de vie, un retour aux sources, un équilibre, un rapprochement familial, tous les avantages de la vie au Maroc sans pour autant abandonner ceux qu’on a connus à l’étranger. Ainsi, les premières questions qui se posent à ceux qui préparent leur retour sont généralement d’ordre professionnel avant d’être purement financières.
Yasmina, 29 ans, en a fait l’expérience. Quand elle décide de rentrer au Maroc en janvier 2005, ce n’est pas une surprise pour ses proches. Durant ses huit années passées à Paris, elle est restée très attachée à son pays d’origine, où elle se rendait plusieurs fois par an. Pour elle, cela a toujours été une certitude : son exil n’était que provisoire. Aussi, quand elle revient au pays, c’est heureuse et confiante dans ses chances de trouver facilement du travail, forte de ses diplômes et des expériences qu’elle a acquises en France. Effectivement, elle sera très vite embauchée par une société marocaine à un poste de comptable. Mais l’expérience s’avérera décevante, ce qui la poussera à démissionner au bout de trois mois : « C’était catastrophique. On n’avait pas du tout la même façon de travailler. Je ne me sentais pas à ma place. » Yasmina aura plus de chance quelques mois plus tard en trouvant un autre emploi, cette fois dans « l’eldorado de l’expat » : la multinationale.
L’idéal pour ces ex-MRE (Marocains résidant à l’étranger), c’est de retrouver au pays des conditions de travail proches de celles qu’ils ont connues à l’étranger : culture d’entreprise occidentale et salaires relativement attractifs. Ces considérations, Jamal Belahrach les connaît bien, et pas seulement à travers les candidatures qu’il reçoit tous les jours : il en a lui-même fait l’expérience. Né au Maroc, il est parti enfant en France où il a vécu jusqu’en 1997. Pourtant, son retour est le fruit du hasard : « Si on ne m’avait pas proposé de lancer Manpower au Maroc, je ne pense pas que je serais rentré. » À la lumière de son parcours, il distingue deux profils d’expatriés : ceux qui ont déjà vécu au Maroc et ceux qui sont issus de l’immigration. Deux scénarios selon lui très différents.
« Les binationaux ne sont pas les plus nombreux à tenter leur chance au Maroc, et, à dire vrai, beaucoup abandonnent au bout de quelque temps », note Jamal Belahrach. « Contrairement aux autres, ils n’ont pas toujours les bons codes culturels et on le leur pardonne moins », pourrait ajouter Mohamed Fadili, 39 ans. Lui aussi est né au Maroc et a grandi en France, à la différence près que son retour, cela faisait des années qu’il en rêvait. Un rêve qui s’est finalement réalisé il y a deux ans, non pas sur un coup de tête mais grâce à une occasion exceptionnelle qui s’est présentée à lui : la société de conseil en informatique qui l’employait en France l’a nommé à la tête de sa filiale à Casablanca.
Si Mohamed Fadili se dit aujourd’hui enchanté de sa nouvelle vie, il avoue que ça n’a pas toujours été le cas : « Quand on a vécu en France et qu’on décide de s’installer ici, on doit s’attendre à passer par différentes étapes. La première, celle des premiers mois, est une période d’euphorie, de découverte. On est enthousiaste. On voit tout en rose. La deuxième, plus rude, est une sorte d’atterrissage dans la réalité. On se rend compte du décalage, surtout dans le travail. Le mode de management est différent, du coup on s’impatiente, on est moins indulgent. J’ai failli plier bagage à plusieurs reprises. Aujourd’hui, j’ai trouvé un équilibre. Je sais que ce Maroc est le mien autant que celui des autres. Je peux enfin dire que je suis chez moi. Je n’ai pas changé, je me suis juste adapté. »
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