Si l’Iran avait la bombe…

Les ambitions nucléaires de Téhéran restent une énigme. Elles alarment les Israéliens. Et seront sans doute le plus grand test du second mandat de George W. Bush.

Publié le 28 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Bien que les États-Unis et l’Iran n’entretiennent pas de relations diplomatiques, le secrétaire d’État américain Colin Powell et le ministre des Affaires étrangères iranien Kamal Kharrazi étaient assis côte à côte dans un restaurant du front de mer à Charm el-Cheikh, le 22 novembre, et faisaient échange de politesses. Ils participaient l’un et
l’autre à la conférence internationale sur l’Irak organisée dans cette station balnéaire égyptienne.
Ce dîner était un genre de première, car il y a des années que les États-Unis et l’Iran n’ont pas eu de contact direct : très précisément depuis le triomphe, en 1979, de la Révolution islamique. Ils échangent régulièrement des insultes et des menaces et se méfient profondément l’un de l’autre. Des ambitions géopolitiques opposées sont au cur de leur affrontement : chacun veut être la puissance dominante dans le Golfe. L’Iran, qui
en contrôle toute la côte nord, veut être reconnu comme la première puissance régionale. Avec ses 70 millions d’habitants, il regarde de haut les petits émirats arabes auxquels Washington apporte sa protection militaire et politique.
Comme le montre la guerre en Irak, cette région riche en pétrole est pour les États-Unis un objectif essentiel, un élément vital de l’hégémonie mondiale qu’ils cherchent à imposer face à des concurrents comme la Chine et l’Union européenne. Rien n’illustre plus clairement l’opposition irano-américaine que les efforts déployés par la Maison Blanche pour interdire l’entrée de l’Iran dans le club nucléaire, dont les seuls membres jusqu’à
présent sont les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, la France, l’Inde, le Pakistan et Israël.
Les enjeux sont énormes. Si l’Iran avait la bombe, cela pourrait empêcher les interventions régionales des États-Unis, comme la guerre en Irak. Le monopole israélien des armes de destruction massive serait brisé. Les deux alliés ne pourraient plus agir à leur guise, intimider leurs opposants locaux ni les menacer de frappes militaires. Ils seraient obligés d’accepter scénario de cauchemar une situation de dissuasion mutuelle avec l’Iran.
De leur point de vue, Washington et Tel-Aviv sont en train de perdre la bataille de la mise en échec des ambitions nucléaires de Téhéran. Les États-Unis se font doubler diplomatiquement par les Iraniens et par les Européens, et les menaces répétées d’Israël de détruire l’industrie nucléaire iranienne présentent d’énormes risques.
Depuis vingt ans, l’Iran a fait des progrès considérables dans la maîtrise de la technologie et semble sur le point d’avoir la capacité de fabriquer des armes nucléaires. Peut-on l’arrêter ? Probablement pas. C’est le verdict de nombreux experts.
Dans les années 1960, Israël a menti, trompé et volé pour fabriquer ses armes nucléaires. L’Iran semble suivre son exemple. Il affirme que son programme est entièrement destiné à des usages pacifiques, bien qu’il semble s’être procuré, à la fin des années 1980, des plans et des échantillons auprès du réseau clandestin d’Abdul Qadeer Khan au Pakistan.
L’Iran a déclaré qu’il ne cherchera pas à acquérir des armes nucléaires. Il a signé le traité de non-prolifération (TNP) ainsi que le protocole additionnel, qui prévoit des inspections surprises de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Il s’est engagé à une pleine coopération avec l’agence de Vienne, dirigée par le Dr Mohamed al-Baradei. Mais peut-on lui faire confiance ? L’Iran est un très vaste pays et ses installations sont
dispersées. Certaines sont enterrées.
L’une des grandes difficultés qui se présente pour stopper le programme nucléaire iranien est que le TNP donne le droit d’enrichir l’uranium à des fins pacifiques, bien que personne ne croie que ce soit là son objectif (lire pp. 94-95).

La diplomatie européenne à la rescousse
Les Européens sont intervenus pour trouver une solution diplomatique au problème, mais ils n’ont fait que retarder la crise. Le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne le « trio européen » ont négocié un accord aux termes duquel l’Iran avait, « dans un geste de bonne volonté », accepté de « suspendre » son programme d’enrichissement de l’uranium en échange de toute une série de concessions des Européens.
L’Iran demande beaucoup. Il veut que les Européens coopèrent avec lui dans les domaines nucléaire, technologique et économique, ainsi qu’en matière de sécurité, et qu’ils lui donnent des garanties solides. Il désire que l’Union européenne (UE) appuie sa demande d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce. Il souhaite un accord de commerce et de coopération avec l’UE. Il cherche à enfoncer un coin entre l’Europe et les États-Unis, et y arrive fort bien.
Les négociations irano-européennes doivent commencer au début de décembre avec la mise en place de groupes de travail sur les problèmes politiques et de sécurité. Il faudra peut-être plusieurs mois pour arriver à un accord à long terme. Téhéran a clairement indiqué qu’il ne « suspendait » l’enrichissement de l’uranium que pendant la durée des négociations et a exclu un gel sine die. Il n’a évidemment aucune intention de renoncer à la maîtrise de la totalité du cycle du combustible nucléaire. Les dirigeants iraniens ne pourraient faire accepter chez eux une renonciation complète à l’enrichissement de l’uranium tant le sentiment nationaliste est fort.
Selon certains analystes, les ambitions nucléaires de l’Iran seront le plus grand test du second mandat du président George W. Bush. Mais les États-Unis ont déjà subi plusieurs revers. Leurs espoirs d’isoler l’Iran ont été mis en échec par les Européens. Le Royaume-Uni, fidèle allié de l’Amérique en Irak, s’est associé avec la France et l’Allemagne pour rechercher une solution diplomatique. Les tentatives américaines pour soumettre le programme nucléaire iranien au Conseil de sécurité de l’ONU ont tourné court. Les installations secrètes et disséminées ne peuvent pas être éliminées par des bombardements. S’y risquer serait, selon la formule du New York Times, une « erreur catastrophique ».

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Psychose à Jérusalem
Passant par Paris, le 22 novembre, après son voyage à Washington, le secrétaire général de l’Otan, Jaap de Hoop Scheffer, a déclaré qu’« aucun signe ne laissait entrevoir que les
États-Unis se préparaient à une guerre contre l’Iran ». Il a ajouté que la Maison Blanche avait tiré les leçons du conflit irakien. Mais peut-on dire la même chose d’Israël ?
Ces derniers mois, les experts israéliens, aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères, au Conseil de sécurité nationale et à la Knesset, ont été obsédés par la « menace » iranienne. Elle est devenue la priorité des planificateurs militaires. Ce qui fait peur aux Israéliens, c’est que non seulement le programme d’armes nucléaires de l’Iran est bien avancé, mais aussi qu’il cherche à doter ses missiles balistiques Shahab-3/Zelzal 3 à longue portée d’ogives nucléaires. Peu avant son voyage au Proche-Orient, Colin Powell lui-même a indiqué aux journalistes qu’il disposait d’« informations donnant à penser que les Iraniens travaillent sur des systèmes de lancement ».
Après la victoire des conservateurs aux élections générales de février dernier, la vision qu’ont les Iraniens de la politique et de la défense est plus impénétrable que jamais. Leurs objectifs stratégiques sont une énigme. Cherchent-ils à disposer d’armes nucléaires pour la seule défense de leur territoire ce qui pourrait être acceptable ou nourrissent-ils de plus grandes ambitions ? Pourraient-ils être tentés d’apporter un plus grand soutien au Hezbollah libanais ? Le récent incident du drone que le Hezbollah a envoyé sur le nord de l’État hébreu est considéré par Israël et les États-Unis comme un exemple du dangereux « opportunisme » iranien. Jusqu’où pourrait aller Téhéran s’il disposait d’armes nucléaires ?
Un analyste israélien, Gerald Steinberg, affirmait récemment que plus Israël attend pour réagir à la menace iranienne, plus celle-ci se précise. L’Iran est dangereusement proche des lignes rouges israéliennes. De tels propos ne peuvent qu’accroître la nervosité dans une région déjà sous haute tension.

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