Paris, Brazza et les « petits juges »

Publié le 28 novembre 2004 Lecture : 3 minutes.

La décision prise le 22 novembre par la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris, annulant la totalité de la procédure française dans l’affaire dite des « disparus du Beach », n’a surpris que les non-initiés. Elle s’inscrit, en effet, dans la logique suivie peu à peu par un dossier gigogne qui, des mains d’ONG spécialisées dans la défense des droits de l’homme, est passé dans celles des juges, pour aboutir au rayon de la raison d’État. À l’évidence, ce dernier point a lourdement joué dans la conclusion
judiciaire favorable au gouvernement de Brazzaville d’une affaire dans laquelle quatre hauts dirigeants congolais, dont le chef de l’État Denis Sassou Nguesso lui-même, faisaient l’objet de plaintes pour « crimes contre l’humanité ».
L’intervention directe de l’exécutif français lors de la brève incarcération à Paris, en avril 2004, du directeur national de la police Jean-François Ndenguet est en effet avérée, tout comme la mise en équation d’intérêts économiques – et notamment pétroliers – français au Congo, en cas de poursuite indéfinie de l’instruction et donc d’aggravation de la crise. Faut-il s’en étonner ? Sans doute pas. De Brazzaville à Djibouti et Kigali, en passant bien sûr par Luanda, où l’affaire Falcone continue d’empoisonner les relations avec Paris, les pouvoirs en place confrontés à ce type de désagréments ont tout naturellement tendance à jouer de leurs propres cartes. N’ayant pratiquement aucune prise sur le terrain judiciaire, ils déplacent le débat sur celui de l’économico-diplomatique, où ils disposent de réels moyens de pression.
Un glissement d’autant plus compréhensible, aux yeux de Paris, qu’il existe en la matière une « doctrine Chirac » globalement bienveillante à leur égard. Outre le fait qu’un certain nombre de chefs d’État ainsi mis en cause sont ses amis, le président français se méfie en effet du pouvoir incontrôlé des ONG, de l’ingérence humanitaire, des débordements de la justice universelle et des « donneurs de leçons ». Même si son discours africain se teinte depuis quelques années de pétitions de principe sur le thème de la bonne gouvernance, Jacques Chirac est sur ce point cohérent avec lui-même : la démocratie est à ses yeux un apprentissage qui nécessite un lent mûrissement, pas un bac à sable pour « petits juges ».
Cette conviction présidentielle, jointe au reflux de l’idée – porteuse dans les années 1990 – d’une compétence universelle des juridictions supposées indépendantes des pays développés, habilitées à juger de crimes survenus dans le monde pauvre (les tribunaux belges, qui s’étaient un moment aventurés sur cette voie, ont dû faire marche arrière), était très vraisemblablement présente à l’esprit des magistrats de la cour d’appel de Paris. La justice française s’est donc déclarée incompétente pour traiter de faits qui se sont produits au Congo, d’autant qu’une procédure a été ouverte à Brazzaville à propos de ce même dossier. A priori, il n’y a rien à y redire, sauf qu’on ne sait toujours quel crédit exact accorder à la justice congolaise.
L’affaire des disparus du Beach demeure en attendant pendante, avec ses multiples zones d’ombre. Une seule chose est sûre : s’il y a bien eu des exactions commises entre avril et juin 1999 sur des réfugiés de retour de la rive gauche du fleuve Congo, leur nature et leur ampleur réelles demeurent à établir. Qui en furent les victimes et les auteurs ? Depuis cinq ans, listes et contre-listes, témoignages et contre-témoignages se succèdent et se contredisent sans que nul, à commencer par le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés, pourtant en première ligne à l’époque, mais dont le rapport sur ces événements semble classé secret-défense, ne soit en mesure – ou ne permette – de trancher.
Les magistrats congolais, à qui échoit la redoutable tâche d’enquêter et de dire le droit sur cette blessure de l’Histoire (il convient néanmoins de préciser que les parties civiles ont formé un pourvoi en cassation de la décision de la cour d’appel de Paris), ont désormais l’occasion d’apporter la preuve de leur indépendance.

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