Le dernier combat du baroudeur

Publié le 28 septembre 2008 Lecture : 8 minutes.

Vingt Skyhawk A4 de l’US Navy foncent, en ce 27 octobre 1967, vers la centrale électrique qui alimente Hanoi en électricité. Les bombardiers s’alignent, puis, l’un après l’autre, piquent sur l’objectif. Dans l’un d’eux, des « bips » caractéristiques signalent l’approche d’un missile Sam. Il faudrait virer sur l’aile et prendre la fuite sans demander son reste Mais le lieutenant McCain est une tête de pioche : il va se la faire cette foutue centrale ! Il se met en piqué quand le Sam arrache son aile droite. Ne reste plus qu’à s’éjecter, plutôt mal que bien, du Skyhawk en perdition. C’est un blessé que son parachute emporte vers le sol.
Si le futur candidat à la présidence des États-Unis, John Sydney McCain III, se balance dans cette fâcheuse posture au-dessus de Hanoi, c’est qu’il est rebelle presque de naissance. Né le 29 août 1936 dans la zone américaine du canal de Panamá, il est le troisième militaire de la famille. Son grand-père, John McCain I, était amiral et commanda la flotte des porte-avions pendant la guerre du Pacifique contre les Japonais. Son père, John McCain II, lui aussi amiral, commanda les troupes américaines durant une partie de la guerre du Vietnam. Est-ce le sang écossais qui coule dans ses veines ? Toujours est-il que le dernier rejeton de la lignée se montre indiscipliné dès l’école maternelle. À l’académie militaire d’Annapolis, dont il sort en 1958 dans le peloton de queue, il a joué au cancre bagarreur. Son titre de gloire ? Il est membre du « Century Club », qui regroupe les aspirants ayant collectionné plus de cent blâmes.
Ce dur à cuire qui se balance au bout de son parachute va avoir bien besoin de son endurance légendaire. Il atterrit en plein cur de la capitale vietnamienne. Inanimé, il est tiré par un garde du lac où il est tombé et quasi lynché par la foule en colère. Deux épaules et une jambe cassées, la cheville transpercée par un coup de baïonnette, il est jeté en prison : par d’aveux, pas de soins. Il donne son nom, son grade, son matricule et, après quatre jours de torture, les noms des pilotes de son escadron En fait, ceux des avants de l’équipe de football de Green Bay (Wisconsin).

« Pirate de l’air »
Quand ses geôliers découvrent qu’il est le fils de l’amiral-commandant en chef américain, ils le soignent et le battent tout à la fois. Un jour, il craque et signe une déclaration de culpabilité pleine de fautes d’orthographe où il s’accuse d’être « un pirate de l’air ». Humilié, il tente de se pendre, puis refuse d’être libéré avant ses camarades détenus depuis plus longtemps que lui. Quand, cinq ans et demi plus tard, il sort enfin, sur des béquilles, de la prison de Hoa Lo, ironiquement surnommée « Hanoi Hilton » par les Américains, il pèse 45 kg. Les séquelles des mauvais traitements endurés lui vaudront cette démarche raide, presque robotique, qu’on lui voit encore aujourd’hui.
Ces épreuves sont le socle sur lequel John III va se construire. Il vit la défaite américaine au Vietnam comme une humiliation. Sa formidable résistance à l’adversité le convainc qu’il est seul détenteur de la vérité et seul capable de la défendre.
Cela donne un étonnant mélange qui fait de lui l’un des personnages les plus atypiques de la scène politique américaine, où il fait son apparition en 1982 après avoir divorcé, quitté l’armée et s’être remarié avec Cindy Hensley, héritière d’un grand distributeur de bière. Représentant de l’Arizona en 1982, puis sénateur cinq ans plus tard, il cultive une image de grande gueule et d’électron libre façon John Wayne.
Lui-même le reconnaît volontiers : il lui arrive fréquemment de dépasser les bornes. Évoquant une résidence pour personnes âgées baptisée « Leisure World » (le monde des loisirs), il la qualifie de « Seizure World » (le monde de l’attaque cérébrale), puis est contraint de présenter des excuses. « Vous n’avez pas peur de dire, un jour, des bêtises ? » lui demande un journaliste. Lui : « Mais je suis sûr que je vais en dire plusieurs ! » Sa grande spécialité, c’est d’injurier ses collègues sénateurs, fussent-ils membres de son propre parti : « fiente de poulet », « foutus branleurs » et autres gracieusetés.
Mais il se fabrique parallèlement une sympathique image de « Maverick ». Au XIXe siècle, Augustus Maverick, éleveur de bétail texan, refusait de marquer ses bêtes. Son nom est aujourd’hui donné à tout animal errant, apparemment sans propriétaire. McCain va très vite prouver qu’il n’est inféodé à aucune ligne de parti.
En 1991, les cadeaux (110 000 dollars pour ses campagnes électorales, des voyages et des vacances aux Bahamas) qu’il accepte pour intervenir en faveur de Richard Keating, un promoteur véreux qui écopera de quatre ans de prison, lui valent une admonestation de la commission sénatoriale ad hoc, qui qualifie ce compagnonnage sulfureux d’« erreur de jugement ». II sent si fort le vent du boulet qu’il fera par la suite adopter une législation pour moraliser le financement des partis, au grand dam des chrétiens évangéliques.
Il se déclare hostile à la prison de Guantánamo et au supplice dit « de la baignoire » infligé par la CIA aux terroristes supposés d’Al-Qaïda. « Cela dépasse l’entendement qu’un Américain puisse approuver une torture inventée par l’Inquisition espagnole, utilisée par Pol Pot et pratiquée aujourd’hui contre les moines bouddhistes », gronde-t-il. Il soutient le président Clinton quand il rétablit des relations diplomatiques avec le Vietnam et s’oppose aux interventions américaines au Liban comme en Somalie.
Catalogué « pro-choice », c’est-à-dire favorable à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, il est par ailleurs proche des homosexuels et, darwiniste convaincu, totalement opposé au « créationnisme » des fondamentalistes. Au Sénat, il lui est plusieurs fois arrivé de présenter des textes de loi conjointement avec des démocrates. Par exemple en faveur de la régularisation des immigrés clandestins avec Ted Kennedy.
Lorsqu’il entre pour la première fois dans la course à la Maison Blanche, en 2000, il fait d’abord un tabac auprès des journalistes. Ceux-ci raffolent de ce Maverick qui sillonne l’Amérique à bord d’un bus baptisé « L’Express du franc-parler » et les ravit en défendant des positions à mille miles de celles de l’establishment politicien.
Au début, cela lui réussit à merveille. Démentant tous les sondages, il enfonce de 18 points George W. Bush dans le New Hampshire. Avec Karl Rove, son conseiller politique et son âme damnée, celui-ci riposte en le traînant dans la boue. On insinue que Bridget, la jeune Indienne que sa femme et lui ont adoptée chez mère Teresa, est une enfant adultérine que John aurait eue avec une femme noire. On met en doute la santé mentale de l’ancien prisonnier torturé par les Vietnamiens. Les chrétiens fondamentalistes, qu’il traite « d’agents de l’intolérance », appellent à voter contre lui. Il perd les primaires.

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Trop imprévisible
Sept ans plus tard, en 2007, quand il repart au combat en vue de décrocher l’investiture républicaine pour la présidentielle, il est à peu près dans les mêmes dispositions d’esprit. Il veut aller là où les autres ne vont pas, dire ce que les autres ne disent pas. Oui, il a voté pour la guerre en Irak. Oui, il est pour le renforcement du contingent américain dans ce pays où il entend rester « un siècle » s’il le faut. Non, il n’est pas d’accord avec les baisses d’impôt qui ne profitent qu’aux riches et seraient bien mieux employées à consolider la sécurité sociale (Medicare) des plus défavorisés.
Il caresse l’idée de demander à son ami le sénateur ex-démocrate Joseph Lieberman d’être son colistier pour la vice-présidence. Il rêve d’organiser une tournée électorale d’un style inédit avec Barack Obama. Ça ne marche pas : à la fin de 2007, il est en perdition, sans le sou et en chute libre dans les sondages. Il est perçu par l’électorat républicain comme peu professionnel, imprévisible, trop âgé (à 72 ans, il serait le président le plus vieux de l’Histoire), peut-être malade (il a été soigné pour un cancer de la peau) et – paradoxe suprême pour ce colérique – trop gentil.
Alors, il y a quelques mois, il a négocié un virage sur l’aile véritablement impressionnant. Adieu, le Maverick, bonjour, le néoconservateur ! Il adopte les techniques de combat pas toujours ragoûtantes qui ont servi à Bush. Il laisse accuser Mitt Romney, son adversaire républicain, de soutenir le retrait des troupes d’Irak sur la base d’une vidéo vieille de neuf mois. Il attaque personnellement Obama en le comparant à une starlette évaporée comme Paris Hilton.
Lui qui détestait les mots d’ordre et prétendait bouleverser « le système » se plie désormais aux exigences de ses directeurs de campagne. Il devient – ou redevient, selon ses détracteurs – républicain bon teint, c’est-à-dire « pro-life » (contre l’avortement), pour la torture, contre la régularisation des immigrants illégaux, pour la baisse des impôts. Pis encore, il fait allégeance à ses pires ennemis, les chrétiens fondamentalistes. Ce que certains appellent des « reniements » lui valent un tel regain de faveur qu’il remporte, dès le printemps, les primaires républicaines.
Pour ne pas se couper du centre, que convoite aussi Obama, il prend la précaution de déclarer qu’il « hait la guerre » et évoque un possible retrait partiel d’Irak d’ici à 2013 tout en appelant à bombarder l’Iran si ce pays persiste à vouloir enrichir de l’uranium. Pour finir de rentrer dans le rang, McCain choisit comme colistière, début septembre, Sarah Palin, gouverneure de l’Alaska. Celle-ci enthousiasme l’aile droite du Parti républicain parce qu’elle sait dépecer un caribou, qu’elle a refusé d’avorter alors qu’elle attendait un enfant anormal et qu’elle défie les écolos en prônant la multiplication des forages pétroliers sur le territoire américain.
McCain devance alors Obama dans les sondages, jusqu’à ce que la tempête financière qui emporte Wall Street persuade une majorité de personnes interrogées que les républicains sont responsables de cette catastrophe.
Mais rien n’est joué jusqu’au 4 novembre. Pour l’emporter, le vieux Maverick n’hésitera pas à multiplier les zigzags entre l’extrême droite et le centre gauche. Si l’économie ne bascule pas dans la récession et que la situation en Irak continue de s’améliorer, les Américains ne lui tiendront pas rigueur d’être plus vieux que 91 % d’entre eux. Dans le cas contraire, sa posture héroïque ne lui sera d’aucune utilité pour entrer à la Maison Blanche.

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