Psychiatrie occidentale et colonialisme

Publié le 27 août 2006 Lecture : 3 minutes.

Si l’on se souvient des actes criminels perpétrés par des biologistes nazis, testant sur des êtres humains les armes biologiques et chimiques nouvelles, stérilisant de force les individus considérés comme « tarés », on a tendance à considérer la psychiatrie, science de la santé mentale, comme au-dessus de tout soupçon. Malheureusement, ce n’est pas toujours vrai.
Cependant, il serait injuste d’accuser tous les psychiatres occidentaux de l’époque coloniale d’avoir justifié « scientifiquement » le colonialisme. Des tendances humanistes ont animé l’esprit de certains psychiatres tels que Pinel (1745-1826), qui délivra pour la première fois les malades mentaux de leurs chaînes, et Esquirol (1772-1840), qui était à l’origine du traitement de ces malades dans les hôpitaux français, les libérant ainsi des affres de l’enfermement à vie dans les asiles. Le plus grand mérite revient toutefois à quelques autres qui étaient non seulement des humanistes mais aussi des militants anticolonialistes comme le psychiatre français Frantz Fanon. Par son engagement contre toutes les formes de racisme, son plaidoyer pour l’émancipation des peuples opprimés, Fanon a laissé des traces indélébiles dans le long et douloureux chemin de la délivrance du joug colonial.

D’autres psychiatres avaient des positions équivoques, hésitant entre la neutralité scientifique et le désir de faire des concessions aux pressions politiques, tels que le neuropsychiatre autrichien Sigmund Freud (1850-1939), fondateur de la psychanalyse. Juif d’appartenance mais athée de conviction, Freud a été sollicité en 1930 par L’Agence juive pour signer un appel exhortant la Grande-Bretagne à favoriser l’immigration juive en Palestine. Appel qu’il refusa de signer, redoutant le danger de transformation « d’un pan de mur de l’époque d’Hérode en relique nationale, ce qui aurait pour effet d’offenser les sentiments de la population locale », mais cinq ans plus tard il écrivit au Fonds national juif pour lui dire qu’il était un « instrument magnifique et béni [] de la mission qui lui était impartie sur l’ancienne terre de nos ancêtres ».
Il faut toutefois signaler qu’aucune trace de racisme n’apparaît dans les écrits de Freud. Ce qui n’était pas le cas d’autres spécialistes de la psychiatrie marqués par la théorie de l’inégalité des races. Les tares et les déficiences psychologiques portaient parfois des appellations se référant à des peuples considérés comme arriérés, telle l’entité clinique identifiée par le médecin anglais Longdon Down en 1866, largement admise par la suite, et qu’il désigna, à cause des faciès asiatiques des malades, par le terme « mongolisme ». Cette déficience mentale congénitale porte aujourd’hui le nom de trisomie 21, mais la première appellation lui reste toujours collée (enfants mongoliens). En 1924, Crookshank reprenait les idées de Down sur les stigmates de la dégénérescence raciale pour écrire un livre au titre provocateur : Les Mongols parmi nous. Le mongolisme étant considéré comme une régression à une race inférieure, il fallait donc concevoir une prophylaxie, d’où l’apparition d’une nouvelle science : l’eugénique, spécialité qui étudie les moyens d’améliorer la race et surtout de l’empêcher de « dégénérer ».

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Le colonialisme, lui, se présentait en termes plus édulcorés, vantant « la mission civilisatrice de la colonisation ». Mais avant de « civiliser » l’indigène il fallait d’abord le comprendre. Ce qui a donné naissance à des travaux médico-psychologiques considérables s’inspirant tous des thèses en vogue à l’époque sur la mentalité primitive telles que les idées du sociologue français Lévy-Bruhl (1857-1939) qui oppose la pensée européenne logique à la pensée non européenne mythique, magique et déraisonnable. Durant l’époque coloniale et pendant plus de trente ans, les psychiatres de la faculté de médecine d’Alger ont travaillé sous la direction du professeur Porot pour préciser, à partir d’un présupposé sur le « primitivisme de l’Algérien », les modalités d’expression de ses caractères négatifs.
S’il y avait des aspects dans les attitudes et les comportements des colonisés qu’on pourrait considérer comme défavorables, ils n’étaient pas perçus comme des réactions naturelles à des situations extrêmement difficiles (pauvreté, maladie, ignorance), susceptibles d’être atténuées par l’éducation et le développement socio-économique, mais comme des propriétés inaliénables de leur personnalité. La justification de la colonisation par des pseudo-arguments scientifiques relève soit de la complicité avec le pouvoir politique, ce qui est contraire à la déontologie médicale, soit des préjugés, ce qui est opposé à la démarche scientifique. Dans les deux cas, l’attitude est regrettable.

* Professeur de psychologie, président de l’université de Jendouba (Tunisie)

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