Libérées, oui mais

Prises en étau entre une modernité mal digérée et des traditions surannées, les femmes ne se sont toujours pas complètement affranchies.

Publié le 27 août 2006 Lecture : 9 minutes.

On l’a assez dit, les Tunisiennes jouissent d’un statut sans équivalent dans le monde arabe. Elles sont aujourd’hui majoritaires sur les bancs des universités. Elles travaillent, conduisent, voyagent, et sont depuis longtemps devenues maîtresses de leur fécondité grâce à la contraception et à l’avortement. Coquettes, vivant à l’occidentale, elles ont parfois des audaces vestimentaires et comportementales qui en surprendraient plus d’un en Europe. Le recours à la chirurgie esthétique (liposuccion, lifting) s’est banalisé. Et elles dépensent des fortunes pour soigner leur apparence afin de ressembler à ces stars de la pop libanaise, Nancy Ajram, Haïfa Wahbi et autres divas, refaites de A à Z, dont les clips à la limite de l’outrage aux bonnes murs passent en boucle sur les chaînes musicales arabes transmises par satellite.
Les Tunisiennes divorcent d’autant plus aisément que « la loi est de leur côté », ce dont se plaignent amèrement les hommes. Quant à l’âge moyen du mariage, il recule d’année en année, et frôle maintenant les 29 ans pour les filles. L’allongement de la durée des études n’est évidemment pas étranger à cette évolution. Mais ce n’est pas la seule explication. Le mariage tardif reste un phénomène davantage subi que voulu. « Un mariage coûte cher, il faut avoir les moyens de le financer, et, surtout, il faut qu’au moins un des deux conjoints – généralement le mari – ait une situation établie, raconte Saloua, Tunisoise de 26 ans, qui termine des études de lettres. Aujourd’hui, tout est plus difficile. Nous vivons dans uns société d’apparence, matérialiste, obsédée par l’argent et les signes de réussite sociale. Il faut posséder une voiture, un appartement. Mais d’un autre côté, on accepte plus difficilement l’idée de vivre sous le même toit que ses parents. »
Les jeunes de la tranche de 18 à 25 ans ressemblent de moins en moins à leurs aînés. Beaucoup de filles et de garçons ont pris une certaine distance par rapport à la religion et aux « règles élémentaires de bienséance en pays arabo-musulman ». Décolletés plongeants, consommation d’alcool, relativisme moral, début de permissivité sexuelle, l’été est la saison de tous les excès Les autorités multiplient régulièrement les rappels à l’ordre en enjoignant, sous peine de fermeture, aux tenanciers de boîtes de nuit de Tunis et de Hammamet de refuser l’accès de leurs établissements aux mineurs et aux filles trop légèrement vêtues. Peine perdue ! « Ce que les filles ne peuvent plus montrer, elles le suggèrent, et on frise vraiment l’indécence », s’amuse Hela, une habituée de ce genre d’endroit.
Les sorties en discothèque, à cause de leur coût et de la rareté du nombre d’établissements fréquentables, sont un luxe réservé à une infime minorité. Mais, en Tunisie comme ailleurs, c’est la jet-set qui donne le ton Autre signe – microscopique – de l’apparente libéralisation des murs : le port du string. Considéré, il n’y a pas si longtemps, comme l’apanage des femmes occidentales et l’indice de leur « corruption morale », il a aujourd’hui été adopté par les jeunes Tunisiennes. « C’est terriblement à la mode, et ça fait fureur, même dans les villes réputées conservatrices, à Sfax ou à Kairouan, constate Sihem, vendeuse dans une boutique de sous-vêtements non loin du « Centre X », à El-Manar II. Mais ça ne veut absolument rien dire. Il n’y a pas de revendication ou de message derrière. Ce n’est pas parce que vous portez un string que vous êtes plus libérée ou disposée à avoir des relations sexuelles avant le mariage »
Sonia, 25 ans, décoratrice et mannequin à ses heures, est une « bent Menzah VI » (une fille de Menzah VI, un des quartiers résidentiels cotés de Tunis). Libérée et s’assumant comme telle. Libérée ? « Libre dans ma tête, répond-elle. Et libre dans mes choix. J’ai fait celui de perdre ma virginité à 18 ans, et je ne m’en porte pas plus mal. Je sors avec un étranger, un Français. Je m’habille comme je l’entends. Je suis sensuelle sans être vulgaire. Le regard réprobateur de la rue ? À El-Menzah ou en banlieue nord, il n’y a pas de problème, car on est entre personnes du même milieu. Mais je ne vais pas me mettre en tenue de camouflage sous prétexte que j’ai une course à faire en centre-ville ou dans un quartier populaire. Il faut s’assumer. Et les gens ne sont pas idiots. À Kélibia par exemple [une petite ville du cap Bon, très attachée aux traditions], les femmes ne se baignent pas en bikini. Moi si. Quand les gens me voient dans cette tenue, ils froncent les sourcils, mais, au fond d’eux-mêmes, ils savent très bien que je suis une fille de Tunis, et que, pour moi, c’est normal de me baigner en deux-pièces. Cela dit, je n’ai aucun mérite. J’ai reçu de mon père une éducation très libérale. Je n’ai pas eu à me battre ou à me rebeller. »
Si émancipée qu’elle soit, Sonia veille cependant à ne pas franchir certaines limites. Elle ne fumera pas et ne boira pas en présence de son père. Question de respect. Et, comme l’écrasante majorité des Tunisiennes célibataires, elle vit toujours chez ses parents. Même si elles peuvent jouir d’une liberté de mouvement impensable dans beaucoup d’autres pays arabes ou musulmans, les jeunes femmes restent dans le cocon familial jusqu’au mariage. Habiter seule ? Cela ne se fait pas ! « Est-ce un mal ou un bien, s’interroge Senda, une fille des beaux quartiers, aujourd’hui stagiaire dans un cabinet d’avocats ? L’environnement protecteur a aussi des vertus. J’ai été choquée par l’essor de la prostitution occasionnelle aux abords du campus où j’ai fait mon droit. C’était des filles de l’intérieur du pays, montées à Tunis pour les études, livrées à elles-mêmes, qui vivaient seules dans les foyers étudiants. Des filles perdues, au sens propre du terme, aveuglées par l’argent facile. »
Yasmina, la trentaine, célibataire, cadre dans une grosse multinationale, est marocaine et vit à Casablanca. Elle a fait ses études secondaires et supérieures à Tunis, où elle a gardé de fortes attaches et où elle revient en vacances. « Entre les Marocains et les Tunisiens, il n’y a pas photo, dit-elle en riant. Mes compatriotes sont beaucoup plus machos ! Les femmes tunisiennes sont bien plus respectées et bien plus libres, même si les rapports humains sont sans doute plus hypocrites en Tunisie. Mais il y a une chose que les sociétés des deux pays ont en commun, c’est leur difficulté à accepter l’idée qu’une femme puisse vouloir vivre seule par choix. On passe pour des martiennes, et à la longue c’est pesant. »
Près de cinquante ans après la promulgation du Code du statut personnel, le décalage entre des attitudes et des comportements résolument modernistes et des pratiques reflétant une vision très traditionnelle du rôle et de la place de la femme est toujours aussi grand. La législation tunisienne, globalement égalitariste et à bien des égards exemplaire, abonde cependant en bizarreries et anachronismes qui témoignent de cette troublante ambivalence. Ainsi les couples n’ont-ils pas le droit de partager une chambre dans un hôtel s’ils ne sont pas mariés. Et ils s’exposent aux pires désagréments s’ils sont surpris en train de batifoler à la sauvette en voiture ou dans une forêt – ce qui est le lot commun des couples illégitimes. Le concubinage reste officiellement interdit.
« Les droits – juridiques, politiques, économiques, sociaux – accordés aux femmes [ont été] tracés par les hommes et dans la mesure où les femmes acceptent de refouler leur identité individuelle et sexuelle, écrit Iqbal el-Gharbi, professeur de psychologie et des sciences de l’éducation à l’université de la Zitouna de Tunis. En contrepartie, les femmes sont obligées de prouver qu’elles sont loyales et vertueuses. » Dès lors, comment s’étonner que même si elles transgressent de plus en plus volontiers « l’interdit », les Tunisiennes continuent à porter un regard puritain sur l’activité sexuelle ? D’après différentes enquêtes compilées par les services de psychiatrie de l’hôpital Razi, il ressort que plus de 85 % des femmes continuent à affirmer que la virginité est « une règle sociale à sauvegarder ». Le mythe de la pureté virginale, tapi dans les recoins de l’inconscient communautaire, rôde toujours, mais personne n’est dupe. « Sans exagérer, on peut dire que la reconstitution des hymens constitue l’activité principale des gynécologues », assène le professeur Saïda Douki, chef de service de psychiatrie à Tunis.
Les résultats de la dernière étude Papfam (Projet pan-arabe pour la santé de la famille) coordonnée par la Ligue arabe et qui a porté sur un échantillon de 6 000 personnes font apparaître que 6 Tunisiennes sur 10 peuvent être qualifiées de « traditionnelles ». Les préjugés ont la vie dure. 62 % des interrogées estiment qu’une femme seule est « inférieure » à une femme mariée. Et elles sont encore 62 % à considérer qu’une femme qui n’a pas de garçons est « inférieure » à celle qui a apporté un fils à son mari. Autre enseignement de l’étude : seules 4,4 % des femmes envisagent de porter plainte et de demander le divorce en cas de violences conjugales. Cela ne signifie évidemment pas que les femmes tunisiennes sont battues et heureuses de l’être, mais cela en dit long sur l’état des mentalités. Enfin, toujours selon cette enquête, il apparaît que 70 % des mariages sont « arrangés » par les familles (ce qui, là encore, ne signifie pas « forcés »).
Cette étrange schizophrénie culturelle, qui n’a rien de très original dans le monde arabo-maghrébin, est accentuée par un phénomène récent – il remonte à la toute fin des années 1990 – mais massif : la résurgence du voile. Symbole par excellence de la domination masculine, il avait pratiquement disparu. La nouveauté, c’est que ce voile, qui se veut islamique, mais qui est surtout réactionnel, résulte le plus souvent d’un choix volontaire des femmes elles-mêmes. Les explications s’additionnent et se superposent. Il y a, d’abord, une indiscutable part de « retour du refoulé », de retour à une mythique authenticité arabo-islamique de la Tunisie gommée par la politique bourguibienne d’inspiration laïque et moderniste. L’influence des chaînes télévisées du Golfe, qui ont supplanté toutes les autres dans les foyers, n’est pas étrangère à cette « orientalisation » de la Tunisie. Le contexte international post-11-Septembre (guerres d’Afghanistan et d’Irak, seconde Intifada puis massacres en Palestine, guerre du Liban) constitue une explication complémentaire.
Mais, fondamentalement, le port du voile et la piété ostentatoire qui va avec s’interprètent en premier lieu comme une tentative de « bricolage identitaire ». Comme une réponse improvisée à un processus d’acculturation enclenché par une modernisation sociale accélérée, et à une angoisse provoquée par la dissolution des valeurs et des repères traditionnels mis à mal, notamment, par l’émancipation de la femme !
Ce retour du voile s’observe dans les cités populaires comme dans les quartiers chic. Les Tunisiens et plus encore les Tunisiennes ne cessent de s’interroger sur sa signification et ses implications. S’agit-il d’une crise passagère ou du point de départ d’une dangereuse régression ? Ici, les avis divergent. Sonia, qui n’a que faire des grandes idées, ne veut pas se laisser impressionner : « Les femmes sont libres. Si elles veulent se voiler, c’est leur problème ! Moi, tant que la loi sera de mon côté, je me sentirai protégée. » Elle risque un parallèle osé : « Le voile, c’est comme le string, il est à la mode maintenant ! Les Tunisiennes sont si conformistes ! Et puis beaucoup de filles qui n’ont pas été des saintes dans leur jeunesse vont le mettre pour jouer aux vertueuses et trouver un mari »
Plus réservée, la psychiatre Saïda Douki estime, elle, que le chemin qui mènera les Tunisiennes à une liberté assumée est encore long. « Les femmes de mon pays ne se sont pas battues pour leur liberté. Ce sont les hommes, Tahar Haddad, Bourguiba, Ben Ali, qui la leur ont octroyée. Mais le Code du statut personnel est devenu aujourd’hui une composante fondamentale de notre identité et n’est plus combattu par aucune faction. Il a aboli la polygamie et, ce faisant, a permis l’émergence du couple. Et ça, ça change tout ! Le couple démocratise les rapports entre les sexes, implique l’égalité et la réciprocité. C’est un puissant élément de modernisation sociale. En 1993, le législateur a parachevé son uvre en introduisant la notion de coresponsabilité parentale sur les enfants et en faisant perdre ses derniers privilèges juridiques au père. À terme, je veux croire que cela fera la différence et rendra impossible tout retour en arrière. »

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