Le pamphlétaire, l’enquêteur et l’artiste

Plusieurs films projetés lors du Festival de Cannes montrent à quel point les frontières entre la fiction et le documentaire sont de moins en moins prononcées.

Publié le 27 mai 2007 Lecture : 4 minutes.

« Comment osez-vous me poser une telle question ? Quelle indécence ! » C’est par ces mots que Mariane Pearl, au lendemain de la mort de son mari, assassiné par ses ravisseurs islamistes au Pakistan peu après le 11 septembre 2001, avait mis brutalement fin à une interview télévisée au cours de laquelle elle avait fait preuve d’une grande dignité. Notamment en affirmant que la misère terrible qui régnait au Pakistan n’était peut-être pas sans rapport avec la montée du terrorisme dans ce pays. Un journaliste peu délicat de CNN lui avait demandé alors tout de go, en effet, si elle avait bien regardé la vidéo montrant l’horrible décapitation de Daniel Pearl, spécialiste de l’Asie au Wall Street Journal, par ses geôliers. Provoquant la réaction immédiate de son interlocutrice.
Cette scène apparaît dans le film du très éclectique cinéaste Britannique Michael Winterbottom, A Mighty Heart, qui transpose sur le grand écran, avec Angelina Jolie dans le rôle principal, le livre témoignage de Mariane Pearl sur ces jours tragiques de 2001 et plus particulièrement sur la traque infructueuse des kidnappeurs de son mari. Après la projection en avant-première mondiale du long-métrage dans l’immense salle Lumière du Palais des festivals de Cannes, a eu lieu, comme toujours, une conférence de presse avec l’équipe du film, accompagnée en l’occurrence de celle dont on rapporte un moment crucial de l’existence sur l’écran. Et cela a donné lieu à un échange peu banal. Après quelques questions-réponses sur l’origine du projet et les circonstances du tournage – on apprit ainsi que c’est Mariane Pearl elle-même qui avait voulu que son personnage soit interprété par Angelina Jolie -, un journaliste s’est levé et a pris le micro devant plus d’une centaine de ses confrères : « Celui qui vous a posé en 2001 cette question indécente, c’était moi, à l’époque envoyé spécial de ma chaîne de télévision au Pakistan. Après toutes ces années, me pardonnez-vous ? » Silence gêné dans la salle, pendant que les photographes mitraillaient la scène. Et Mariane Pearl, charitable sans plus, a répondu d’un bref : « J’accepte vos excuses. »
Cette collision entre le réel et la fiction – le film de Winterbottom, tourné selon les règles du thriller, n’est pas un documentaire, en effet, même s’il prétend rendre compte fidèlement du récit autobiographique de Mme Pearl – montrait, ne serait-ce qu’indirectement, à quel point les frontières entre les genres cinématographiques sont aujourd’hui de moins en moins prononcées et par là même problématiques : comment distinguer avec un tel film entre ce qui relève d’une libre interprétation des faits et ce qui se veut une reconstitution plus ou moins fidèle de la réalité ? Une question qui n’est pas sans importance, notamment dans ce cas précis, parce que A Mighty Heart, avec les apparences d’une « fiction objective », paraît justifier la torture, au nom de l’efficacité, pour les suspects de terrorisme.
La veille, la projection inédite d’un documentaire consacré par le grand cinéaste allemand Barbet Schroeder à la vie du célèbre avocat Jacques Vergès avait témoigné du même phénomène dans des conditions presque similaires. On voyait en effet sur l’écran se dérouler une enquête sur les hauts faits de la carrière de l’avocat (la défense des militants du FLN face à l’impitoyable justice française pendant la guerre d’Algérie, etc.) comme sur ses initiatives les plus controversées (la défense de Klaus Barbie) ou sur les épisodes les moins clairs de son parcours (sa disparition mystérieuse pendant des années il y a un quart de siècle) alors même que, tapi au fond de la salle, se trouvait, à l’invitation du réalisateur, un spectateur très particulier qui n’était autre que Jacques Vergès.
De quoi se demander si ce passionnant long-métrage, manifestement tourné avec l’accord et même l’appui de l’avocat, était un documentaire « normal » ou plutôt le compte rendu d’un itinéraire raconté, avec brio d’ailleurs, surtout du point de vue du héros du film. Ce qui n’est pas indigne, mais requiert, dans le second cas, qu’on puisse s’interroger sur les conditions de tournage et les rapports entre le cinéaste et le personnage qu’il nous présente. Même s’il ne semble pas qu’il s’agisse à proprement parler là d’un récit véritablement « autorisé » : le final cut appartenait très probablement à Barbet Schroeder.
Cette question du rapport avec la réalité selon le point de vue qu’adopte le réalisateur, la façon dont il traite son sujet et sa relation avec le ou les personnages principaux du film étaient d’ailleurs au cur des nombreux commentaires contradictoires qu’a suscités Sicko, la dernière uvre du tonitruant Michael Moore. Comme à son habitude, en effet, l’auteur de Fahrenheit 9/11, qui s’attaque cette fois aux injustices sociales que crée ou que conforte le très inégalitaire système de santé américain, se met en scène lui-même en train de mener son enquête. Il s’agit donc autant d’un film sur le justicier et polémiste Michael Moore que d’un réquisitoire plus ou moins bien argumenté contre les profiteurs de l’assurance-maladie aux États-Unis – de grandes sociétés privées pour l’essentiel.
Comme le cinéaste est habile, le public jubile, mais la question de la véracité des témoignages et des informations rapportées, sans que jamais la parole ne soit donnée aux « accusés », n’est à aucun moment soulevée, objectent maints critiques. Ce qui est certes dommage, mais, à vrai dire, n’est pas malhonnête : le cinéaste ne cache jamais son abord subjectif du sujet, à la manière d’un pamphlétaire. La vérité, c’est donc là, sans ambiguïté, la vérité de l’auteur et non pas celle des faits – même si la thèse défendue par Moore est d’ailleurs globalement peu contestable. Le plus « tricheur » des trois cinéastes que nous avons évoqués n’est donc peut-être pas le dernier

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