Pourquoi partent-ils tous ?
Trois millions de Marocains sont aujourd’hui expatriés : 86 % d’entre eux dans les pays de l’Union européenne, 9 % dans le monde arabe et 5 % en Amérique. Ce sont donc plus de trois millions de personnes qui ont été déposées sur « l’autre rive » après s’être laissé emporter par les « flux migratoires », expression contemporaine désignant un immémorial exil. Un Marocain sur dix, au moins, vit aujourd’hui à l’étranger. Et chaque année, ce sont encore plus de 100 000 candidats au départ qui se mêlent aux touristes dans les ports et les aérogares du Maroc, pour ne pas dire sous les camions et sur ses plages. Aucun grand pays, dans l’Histoire, n’a subi une hémorragie d’une telle importance, sur une aussi longue période.
Changer de lieu, faute de pouvoir changer le monde. Parfois au péril de sa vie. Pour ne pas revenir. Sauf en vacances, quand les circonstances s’y prêtent. Ou en rêve. Parce qu’on n’a pas oublié, quand on est « là-bas », qu’on sera toujours « d’ici », parce qu’on a conservé sa nationalité d’origine, qu’on n’a pas rompu les liens avec la famille, que résonnent encore les rumeurs de la médina et qu’on a, sur la langue, le goût du tajine ou du thé à la menthe…
Concernant les premières vagues de l’émigration, on peut encore comprendre : l’Occident, qui avait besoin de chair à canon pour ses guerres et d’ouvriers pour ses usines, a jeté ses filets sur des populations démunies, raflées dans les villages du Sud avec la complicité de rabatteurs locaux. Plus tard, la misère des agriculteurs victimes de la sécheresse, le chômage des jeunes que l’exode rural a jetés dans les rues des villes, la répression policière qui sévissait durant les « années de plomb », le sous-équipement des hôpitaux, le manque de maîtres dans les écoles publiques et plus généralement le différentiel de richesse existant entre le Maroc et l’Europe prospère des « Trente Glorieuses » se sont chargés d’alimenter une émigration qui n’a pas faibli malgré la fermeture progressive des portes de la « forteresse Schengen ».
Mais aujourd’hui ? Incontestablement, plusieurs de ces causes subsistent. Toutefois, elles ne sauraient suffire à elles seules à justifier la persistance d’une telle pression migratoire. Comment expliquer en effet, dans un pays jouissant désormais, au contraire de tant d’autres, d’une paix civile durable, où la population bénéficie d’une liberté d’expression enviable, où le débat démocratique s’est largement ouvert et où tous les indicateurs économiques ne sont pas dans le rouge, que le désir d’émigrer y confine encore si souvent à l’obsession ? Parmi les jeunes de moins de 30 ans interrogés en 2001 par l’AFVIC (Association des familles et victimes de l’immigration clandestine), la quasi-totalité de ceux ne disposant pas d’un revenu stable (94 %), la plupart des lycéens (82 %) et une majorité d’étudiants (54 %) ont déclaré qu’ils avaient « l’idée d’aller vivre en Europe ».
Une autre manière de nommer ce « syndrome du départ » qui frappe désormais, au Maroc, l’ensemble de la population. Non seulement les plus défavorisés, mais aussi les coeurs à prendre, la classe moyenne des diplômés (il est bien connu que les ingénieurs informaticiens de l’École Mohammedia se sont exilés par promotions entières), voire les négociants nantis qui vendent leurs biens avant de s’expatrier, les intellectuels et les artistes qui s’en vont donner ailleurs la pleine mesure de leur talent ou les professeurs qui occupent au Canada les chaires des universités francophones.
Qu’ont-ils, ceux-là, qui les pousse à fuir à tout prix la terre où ils sont nés ?
Moins telle ou telle raison objective que des sentiments, à commencer par cette conviction qu’une unique clé, le visa, est susceptible de déverrouiller leur vie dans une société marocaine à jamais bloquée. La culture de l’émigration se nourrit de toutes les peurs – l’inévitable triomphe des islamistes, sinon le chaos annoncé d’une explosion sociale -, de tous les fantasmes – avivés sans répit par les télé-réalités étrangères -, de toutes les rancoeurs – vis-à-vis d’une hiérarchie injuste, ou seulement d’un rival chanceux – et de toutes les humiliations subies au pays du « Makhzen ».
En fin de compte, c’est la singularité marocaine elle-même qui alimente les départs, conçus non plus comme le passage d’un territoire à un autre, mais comme la fuite hors d’un espace clos vers un ailleurs supposé sans limites. Un horizon bordé par la mémoire, les retours estivaux et une bonne conscience qui se mesure en devises…
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