Pourquoi je n’ai pas demandé…

Publié le 27 février 2005 Lecture : 10 minutes.

Plus d’une fois, invité à une émission de radio ou de télévision, j’ai dû rectifier, après les présentations d’usage, que je n’étais pas « français d’origine marocaine ». Non, pas d’origine, marocain, seulement marocain. La méprise, à force, fait réfléchir. On ne vit pas en France impunément. On ne peut échapper à la longue à ses multiples faveurs et bienfaits. Dont la nationalité. Il suffit de demander. Seulement voilà, je n’ai jamais demandé. Pourquoi ?
Séquelles du nationalisme ? Perplexité entre la nationalité donnée et la nationalité à acquérir ? Mais un tel dilemme est, par principe, épargné depuis toujours aux sujets de Sa Majesté chérifienne puisque la citoyenneté marocaine vous colle à la peau, ne se perd point, s’accommode des autres nationalités et les accueille généreusement sans perturbation aucune. En outre, mes antécédents familiaux auraient dû m’inciter plutôt à franchir le Rubicon. Mon grand-père avait bourlingué entre l’Espagne, l’Égypte et l’Inde et bénéficiait, en plus de sa qualité de sujet du sultan, de deux nationalités d’appoint ou de recours, espagnole et française. Quant à mon père, constatant que les puissances s’étaient mises à plusieurs pour s’emparer de son pays, il estimait sans doute de bonne guerre de conserver les deux nationalités européennes, ou plus exactement les passeports qu’elles conféraient, et utilisait l’un ou l’autre au mieux des intérêts de son combat contre les différentes autorités coloniales. Du côté de la postérité, on ne se débrouille pas plus mal. Ma fille, née à Paris, vit pleinement, sans distorsion ni dissonance, sa double nationalité franco-marocaine.
S’agissant de ma génération, je me rends compte, alors que je commence à apprécier les charmes obligés de la maturité, que j’aurai vécu deux fois plus en France qu’au Maroc. Un bail qui fait que l’acquisition de la citoyenneté française eût été une formalité. La question n’en est que plus pressante : pourquoi n’ai-je pas demandé ?
Autant l’avouer tout de suite : la première raison qui me vient à l’esprit n’est pas mystérieuse. Elle tient en un mot : paresse. La demande de naturalisation s’accompagne d’une telle débauche de documents à quérir, authentifier, actualiser, remplir, compléter… Trop pour un homme que paralyse la moindre démarche administrative et qui n’aurait sans doute jamais profité des services de la poste ou de la banque, voire des faveurs de la Sécurité sociale sans le concours, dans son entourage, d’âmes charitables.
Pour être réelle et constante, la paresse, même si elle confine à l’inhibition, n’explique pas tout et doit dissimuler une cause plus profonde. Car enfin le plus fainéant des hommes se secoue sous l’empire du désir ou de la nécessité. Si donc je n’ai rien fait pour devenir français, c’est certainement parce qu’une telle perspective ne me paraissait ni suffisamment attractive ni absolument indispensable. En d’autres termes, si j’ai vécu loin du Maroc, d’abord contraint et forcé (quinze ans d’exil), ensuite, en toute liberté, je ne ressens nul besoin de rompre avec ma congénitale marocanité.
Mais c’est quoi, au juste, un Marocain ?
C’est, je crois et avant tout, quelqu’un qui est bien chez lui, qui se veut tout bonnement dans « le plus beau pays du monde » pour reprendre une audacieuse publicité locale. Il est bien chez lui, faut-il le préciser, pour le meilleur et pour le pire. Fortuné, les outrances quasi obscènes du luxe ne le dérangent nullement, et il va jusqu’à afficher au fronton de sa somptueuse demeure un « Voici ce que Dieu m’a donné » qui, dans son esprit, n’est pas différent du « Sam suffit » des pavillons de banlieue en France. Démuni, privé de tout et du reste, il se contente de peu et n’oublie jamais en toute occasion, pour un oui ou un non, de rendre grâce au Seigneur Tout-Puissant.
Le Marocain nanti pratique volontiers l’autosatisfaction et, s’il se laisse aller un moment à l’autocritique, il se rattrape rapidement en se livrant à l’autocritique… des autres. Visiblement, il est bien dans sa peau. Mais il respire une telle fatuité, une telle arrogance qu’on est tenté par un jeu de mots douteux : est-il bien dans sa peau ou dans son pot ? Son fameux chauvinisme qui agace tant les autres prend sa source précisément dans cette suffisance sans limites.
La comparaison avec les autres Maghrébins si semblables et si différents permet peut-être de mieux cerner les nuances essentielles et de saisir les traits distinctifs du Marocain. On reconnaît un Algérien, comme l’observe judicieusement Jean Daniel, à ce qu’il passe son temps à vous expliquer qu’il n’est pas français. Vous ne verrez jamais un Marocain se livrer à un tel exercice. Il se contente d’une simple tautologie pour se situer : le Marocain est marocain, voilà tout. Le Tunisien est chez lui en Europe ou peu s’en faut. Son alacrité, sa ductilité pour employer les termes finement choisis par Michel Jobert sont autant de traits proprement méditerranéens. À en croire de Gaulle, Bourguiba aurait pu être maire de Marseille. Pas Mohammed V ni Hassan II. Les Marocains ne sont pas méditerranéens ; la Méditerranée borde le nord de leur pays, mais ils lui tournent le dos. Ils ne consomment le poisson du grand large que depuis peu, et il n’y a pas si longtemps on aurait manqué à toutes les règles de la bienséance et de l’hospitalité si on avait offert un plat de poisson à ses invités.
Au lendemain des attentats kamikazes du 16 mai 2003 à Casablanca, l’envoyé spécial d’un hebdomadaire parisien, familier pourtant des affaires marocaines, est revenu avec des conclusions définitives : « C’est une catastrophe ! Toutes les élites, elles me l’ont répété, quittent le pays… » Erreur. Tel l’esclave de Fin de partie de Samuel Beckett, les élites en question, qui sont plutôt des gens friqués, parlent toujours de partir et ne vont nulle part. Les Marocains voyagent mal et ne sont pas sortables. Il arrive qu’on en rencontre quelques spécimens à Paris, traînant leur maussade nostalgie entre l’avenue Montaigne et les Champs-Élysées, se jetant sur le premier compatriote rencontré avec lequel ils peuvent « refroidir leur coeur » et vitupérer l’époque avant de retourner dans ce foutu pays où ils pourront retrouver leurs chères habitudes et leur innombrable domesticité.
Exception à la règle : les Soussis, les habitants du Souss, la région d’Agadir. Eux, ils sortent, voyagent et sillonnent le monde. Allah est Grand et le commerce est leur seconde religion. À l’instar des Djerbiens en Tunisie ou des Mozabites en Algérie, ce sont ces épiciers tranquilles qui, à Paris ou Marseille, tiennent boutique ouverte jusqu’à minuit et au-delà. Profondément pieux, nullement bigots, ils se fondent dans le paysage, travaillent dur, préfèrent investir que dépenser. Transportant le Maroc à la semelle de leurs babouches, ils s’assimilent sans s’intégrer.
Mais avec ses normes et exceptions, ce Maroc-là, le Maroc de papa, existe-t-il encore vraiment, n’est-il pas en train de disparaître sous nos yeux ? Pour cause d’émigration massive, d’abord. Le plus beau pays du monde, ses enfants, surtout les plus démunis, ne rêvent que de le quitter et meurent chaque jour ou presque au large de Tanger en tentant de gagner les rivages prospères de l’Espagne. Mais ceux qui sont de l’autre côté, qui sont installés en Europe, y travaillent, vivent et font souche, bouleversent de fond en comble la donne et, au passage, les relations entre leurs deux pays d’appartenance. Ici, il faut préciser que le Maroc ne sera « leur pays d’origine » qu’au sens large, devenant davantage le pays de leurs parents ou grands-parents que le leur propre puisqu’ils seront nés et auront grandi en Europe. De plus en plus, les statuts s’inversent : de pays d’origine, le Maroc sera désormais, quand ils y (re)viennent, pays d’accueil. Entre la France, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne, ils sont au moins trois millions. Le Maroc de papa, c’est désormais le Maroc de Hassan II. Souvenez-vous, le roi, disparu il y a déjà cinq ans, soutenait mordicus dans Le Nouvel Observateur dans les années 1980 que ses sujets émigrés étaient marocains et rien que marocains. Leur séjour à l’étranger ne pouvait être que provisoire, transitoire. En dehors de leur travail, ils n’avaient rien à y faire. Pas question d’y voter ou de s’y intégrer. Leur vie, leur avenir, leur destin sont chez eux, au Maroc. Bref, Hassan II professait en la matière les mêmes idées que Jean-Marie Le Pen, qu’il avait d’ailleurs reçu.
Combat d’arrière-garde, baroud d’honneur ? En tout cas, c’est Jamel Debbouze – et non Hassan II – qui a eu le dernier mot. Les Beurs ont tranché. Ils sont français et fiers de l’être. Ils ne permettront à personne d’en douter. Dès lors, la question est : sont-ils encore marocains ? Dans le cas, emblématique, de Jamel, il est clair qu’il est à la fois marocain et français : 100 % marocain, 100 % français. Mais les autres, tous les autres ? Visiblement, ils tiennent à garder un mode de vie marocain. Ils vous accueillent dans des salons marocains, ces banquettes le long des murs qui deviennent commodément des lits de secours quand la famille débarque, ils vous servent un (vrai) thé à la menthe et le vendredi, sur une table immanquablement basse et ronde, un couscous tout aussi authentique. Surtout, surtout, nouveau signe de patriotisme, pour rien au monde ils ne manqueraient de rentrer au pays pendant les congés d’été. Que ramènent-ils de leurs « facances » marocaines ? L’enquête n’est pas difficile : les toits de leurs voitures parlent. Tapis, tables rondes, poteries, potirons, melons (pas n’importe quel vulgaire melon, mais la succulente Souihla de Marrakech) et ces splendides chapelets d’oignons… À ces signes extérieurs, la marocanité ne semble pas en péril. À y regarder de plus près, on constate une régression vers ce que les sociologues appellent les solidarités primaires. Au contact de l’étranger, la tribu prend le pas sur la nation. On est moins marocain que rifain (du Rif, dans le nord du royaume), soussi ou de Beni-Makada (quartier de Tanger). Et c’est essentiellement à l’initiative des consulats et des associations que la marocanité reprend tant bien que mal ses droits.
Toujours est-il qu’on assiste à l’émergence de nouveaux Marocains, pour le bonheur, semble-t-il, de tous, ceux qui sont partis comme ceux qui sont restés au pays. C’est du moins ce qu’on se dit en considérant l’équipe nationale de football. Un double phénomène très instructif. D’abord, la plupart de ses membres évoluent, comme on dit, à l’étranger, plus d’un ne parle même pas arabe, mais tous se veulent naturellement et sans se forcer marocains. Ensuite, l’attitude du public, ou plutôt de tous les Marocains qui l’ont adoptée, adoubée. On l’a bien vu à son retour de Tunis après la CAN au mois de février 2004, quand tout le Maroc est descendu dans la rue pour fêter une équipe qui n’a pas démérité, mais qui a été tout de même défaite en finale. Commentaire d’un politologue qui n’est pas porté sur l’exagération : « Au-delà du football, c’est toute la nation qui ressent pathétiquement le besoin de s’affirmer. Les manifestations sont plus importantes et plus profondes que lors de la Marche verte [1975] où l’exaltation du sentiment national était contre les autres, Espagnols ou Algériens. Cette fois-ci, la communion est pour ainsi dire pure, et, qui plus est, traverse et transcende les frontières : les Marocains disent leur bonheur d’être marocains, au Maroc et dans le monde. »
Voilà donc une nouvelle race de Marocains qui ignorent les déchirements exquis de la double culture et vivent dans l’harmonie leurs multiples appartenances et fidélités et qui sont peut-être en train de transformer la perception quelque peu surannée, passéiste, que les Marocains, au Maroc ou ailleurs, ont d’eux-mêmes.
À les observer, je mesure l’étendue de mes infirmités. Voilà, j’y suis : si je n’ai pas demandé, c’est parce que, comme ce président américain qui ne pouvait pas marcher et mâcher du chewing-gum, je ne peux faire deux choses à la fois. Je suis dans l’incapacité rédhibitoire de m’engager dans des allégeances multiples. Je m’intéresse à la politique française et à ses débats parfois stimulants ou plaisants, mais je le fais avec le même intérêt que je regarde un match de foot. Sans plus. Je ne me sens pas concerné, ou très rarement, et je n’éprouve nul besoin de prendre parti. Les affaires qui me passionnent vraiment se déroulent là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée, au Maroc, au Maghreb, dans le monde arabe ou au sud du Sahara. Dans ces conditions, l’acquisition de la citoyenneté française ne serait dictée que par des considérations de commodité. Ce n’est pas négligeable : au temps de Ben Laden, on voyage plus aisément avec un passeport français qu’avec un passeport marocain. Mais on ne se refait pas. J’ai du mal, autre infirmité, à entretenir avec le pays, la nation, les miens, des relations purement utilitaires. Pour moi, la nation n’est pas le supermarché du coin. On lui donne plus qu’elle ne vous donne, plus qu’on en attend. Et puis, elle reste entourée, allez savoir pourquoi, d’un halo de sacré.

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