Black Diamonds, le luxe après les privations
Ils font partie de ceux que la presse appelle les « diamants noirs ». Anciens de la lutte contre l’apartheid, proches ou membres du parti au pouvoir, ils sont riches et ils l’assument !
La scène se déroule en 2007. Smuts Ngonyama est à l’époque le porte-parole de la présidence du Congrès national africain (ANC). Sommé par des journalistes de s’expliquer sur la manière dont il a facilité le rachat d’une partie de la compagnie Telkom par des camarades du parti (et sur la généreuse rétribution qu’il a perçue), il s’agace : « Je n’ai pas rejoint la lutte pour rester pauvre ! »
Depuis, l’épisode a été oublié, noyé dans le flot des scandales qui touchent régulièrement les hauts responsables sud-africains, mais la phrase est restée un symbole : celui de la prospérité insolente – et souvent de l’avidité – de ceux qui ont combattu, des années plus tôt, le régime ségrégationniste. Car si tous les anciens rebelles n’ont pas eu la franchise de Ngonyama, l’aisance que beaucoup affichent parle à leur place, et ils font désormais partie de ceux que la presse locale a surnommés les Black Diamonds, les « diamants noirs ».
Ils se déplacent en 4×4 BMW ou Mercedes. Ils habitent dans les banlieues huppées de Johannesburg ou du Cap. Leurs anciennes maisons de Soweto, l’immense township jadis au coeur de la contestation, sont aujourd’hui de véritables palaces. Le luxe est devenu le quotidien de ces hommes et de ces femmes qui, en exil ou en prison, ont connu de longues années de privations.
La trajectoire de Cyril Ramaphosa, 60 ans, est emblématique. Ancien meneur de la puissante Union nationale des mineurs (NUM) dans les années 1980, le vice-président de l’ANC est aujourd’hui l’un des hommes les plus riches du pays, avec un patrimoine estimé à 675 millions de dollars (520 millions d’euros) par le magazine Forbes. Son groupe, baptisé Shanduka, est présent dans la finance, les télécommunications, la restauration (il est le propriétaire de tous les restaurants McDonald’s du pays) et, ironie du sort, dans les mines.
La fortune exacte du ministre de l’Habitat, Tokyo Sexwale, 60 ans, un historique de la lutte contre le régime d’apartheid (il a passé treize ans dans les geôles de Robben Island), est plus difficile à évaluer. En 2009, elle avait été estimée à 1,9 milliard de rands (160 millions d’euros), et, depuis, elle a sans doute continué à croître. Le groupe qu’il a fondé en 1999, New Bond Capital, possède des actifs dans les secteurs des mines, de la santé, de la finance et de l’immobilier. Quant à Saki Macozoma, lui aussi détenu à Robben Island à la fin des années 1970, il n’est plus membre de l’ANC, mais est toujours très proche de l’ancien président Thabo Mbeki. À 55 ans, il est membre de plus d’une demi-douzaine de conseils d’administration. Sa fortune est estimée à 634 millions de rands.
Gros poisson
Patrice Motsepe, ovni richissime et généreux
Il est le premier (et pour l’instant le seul) Sud-Africain noir milliardaire en dollars. D’après le magazine Forbes, la fortune de Patrice Motsepe s’élève à 2,65 milliards de dollars (1,55 milliard d’euros). Lui-même n’a pas directement participé à la lutte contre le régime d’apartheid, mais il a ses entrées au parti au pouvoir : une de ses soeurs est mariée à Cyril Ramaphosa, le nouveau vice-président du parti ; une autre est l’épouse du ministre de la Justice, Jeff Radebe. Il a surtout beaucoup bénéficié du Black Economic Empowerment (BEE), qui lui a permis de bâtir un empire minier, l’African Rainbow Minerals, dont il est toujours PDG.
Longtemps, Motsepe n’a nourri aucun complexe vis-à-vis de l’argent. « Il n’y a pas plus de problème à être noir et riche que blanc et riche », aimait-il rappeler. Mais il a surpris son monde, le 30 janvier, en annonçant qu’il allait donner « au moins la moitié des revenus générés par ses actifs » aux nécessiteux, par l’intermédiaire de sa fondation. Il est ainsi devenu le premier Africain à répondre à l’appel de Bill et Melinda Gates et de Warren Buffett. Le Congrès national africain (ANC) s’est immédiatement réjoui de l’exemple donné par Motsepe. Mais aucun de ses éminents membres n’a semblé vouloir l’imiter.
Dans la génération du premier président de l’Afrique du Sud démocratique, Nelson Mandela, plus rares sont ceux qui affichent la même réussite. En 1994, ils étaient trop âgés, trop sages ou peut-être trop désintéressés pour démarrer une carrière de magnat. Mais il y a des exceptions. Andrew Mlangeni, 86 ans, jugé et condamné en même temps que Mandela en 1963, possède pour 117 millions d’euros d’actions dans diverses sociétés. À Soweto, la surface de la plus grande de ses trois maisons avoisine les 2 800 m2, selon la déclaration de patrimoine qu’il a présentée au Parlement, où il siège toujours.
La cupidité a amené plusieurs anciens combattants à franchir les frontières de la légalité. Tony Yengeni fut le premier gros poisson à le payer, en 2003. Reconnu coupable d’escroquerie et condamné à quatre ans de prison, cet ex-guérillero a gagné le surnom de Socialiste Gucci. Quelques années plus tard, c’était au tour de Jackie Selebi de trébucher : en 2010, l’ancien dirigeant en exil de la Ligue de la jeunesse de l’ANC devenu chef de la police (en 2000) puis d’Interpol a écopé de quinze ans de prison pour corruption. Il avait transmis des informations confidentielles à des trafiquants de drogue contre plus de 100 000 euros de pots-de-vin.
Mais les plus grandes fortunes ont été amassées en toute légalité, à partir du début des années 2000. Quand Thabo Mbeki succède à Nelson Mandela, ses concurrents malheureux (dont Ramaphosa et Sexwale) et beaucoup d’autres décident de s’éloigner de la politique. Novices dans le monde des affaires, mais disposant de précieux contacts, ils vont largement bénéficier du Black Economic Empowerment (BEE), ce programme destiné à corriger les inégalités issues du régime d’apartheid, officiellement lancé en 2003. Les grandes entreprises du pays, qui avaient l’obligation de transférer une partie de leur capital à des Noirs, ont fait alliance avec eux, s’assurant ainsi de bonnes relations avec le nouveau pouvoir. Les conditions étaient avantageuses : souvent, les nouveaux venus empruntaient pour acheter leurs parts ; parfois, les entreprises faisaient elles-mêmes l’avance.
Depuis, nommer des anciens combattants à des postes clés est devenu une habitude. Mamphela Ramphele, l’ancienne compagne du charismatique Steve Biko, grande figure de la lutte antiapartheid, était la présidente de la société minière Gold Fields jusqu’à sa démission, le 13 février, pour se lancer dans la bataille des élections générales de 2014. Elle a été remplacée par Cheryl Chorus, une femme d’affaires très prospère (ex-présidente du conseil d’administration de South African Airways) qui a, dans une autre vie, été secrétaire générale adjointe de l’ANC.
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Ambitions
Les affaires n’ont pas empêché la plupart de ces nouveaux riches de conserver des liens très étroits avec le pouvoir. Tokyo Sexwale, à qui l’on prête régulièrement des ambitions présidentielles, a fait son entrée au gouvernement en 2009, et Ramaphosa a pris la vice-présidence du parti à l’issue du congrès de décembre 2012. Quelques mois plus tôt, il s’était pourtant retrouvé sous le feu des critiques : actionnaire et membre du conseil d’administration de la société Lonmin, la compagnie qui exploite le platine à Marikana, il avait qualifié les grévistes (qui avaient tué deux policiers) d’« ignobles criminels » et appelé à « une action concomitante pour remédier à cette situation ». Le lendemain, le 16 août 2012, la police ouvrait le feu sur les manifestants, tuant 34 personnes.
Malgré le choc, le drame de Marikana n’a pas conduit à des mesures radicales pour réduire les inégalités en Afrique du Sud. Elles sont aujourd’hui plus fortes qu’en 1994. Le BEE a été révisé en 2007, mais cela n’a pas permis d’inverser la tendance. L’ANC se dit déterminé à passer à la vitesse supérieure, mais la méthode fait encore débat.
Il est en tout cas certain que les Black Diamonds du parti pèseront sur les nouveaux choix politiques. Ramaphosa devrait devenir le vice-président du pays après la probable réélection de Jacob Zuma en 2014 – un poste qui pourrait le conduire à la présidence cinq ans plus tard. Il se murmure même qu’il pourrait de facto jouer les chefs de gouvernement avant cette date. C’est incontestablement un homme brillant. Mandela avait un temps envisagé d’en faire son dauphin. Mais est-il le mieux placé pour réformer un système qui lui a tant profité ?
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