Sur le chemin de Damas
Un collectif de chercheurs de toutes nationalités propose enfin un ouvrage de référence sur la Syrie. Pour saisir toutes les subtilités de ce pays.
Le prologue commence ainsi : « C’est la saison des pistaches. C’est aussi la saison des figues [] La première chose que j’ai faite : manger une figue. Je l’ai prise entre mes mains, je l’ai contemplée. Ronde, verte, pleine, délicieuse. Et, comme presque tout ici (en Syrie), elle n’a pas une forme parfaite. » Ce fruit, posé par l’écrivain – et architecte – Charif Rifai comme une cerise sur l’énorme gâteau que constitue ce livre (pas moins de 878 pages, imprimées sur le joli papier ivoiré qui signe la marque de fabrique de l’éditeur, artistement brochées de manière que le volume s’ouvre et se ferme aussi légèrement que les ailes d’un papillon), est l’un des ingrédients du miracle consistant à donner une exceptionnelle saveur à une lecture que tout, a priori, tendait à rendre passablement ingrate.
Qu’on en juge plutôt. Près de quatre-vingts contributeurs, des scientifiques de toutes nationalités, de la Belgique aux États-Unis sans oublier l’Autriche, la Suède, la France et, bien sûr, la Syrie, issus de toutes les disciplines – géographes ou historiens, médecins, anthropologues, économistes, cartographes et j’en passe – ont planché ici pendant plus de trois années afin de rendre compte, sous tous ses aspects, d’un pays dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne fait généralement pas rêver : la Syrie.
Or le résultat est une incontestable réussite. On en viendrait à souhaiter que le quatuor de tête qui conduit cet ouvrage collectif – Baudouin Dupret, Zouhair Ghazzal, Youssef Courbage et Mohammed al-Dbiyat, des patronymes qui nous indiquent d’emblée que cette étude moyen-orientale a été composée « avec » et non pas « sur » ses protagonistes locaux – accepte de rendre publique sa recette : comment mettre le travail éditorial au service du lecteur à tel point que celui-ci, loin d’être étouffé par le poids d’un tel document, y reste « scotché » d’un bout à l’autre, même s’il n’a jamais mis les pieds sur les rives de l’Euphrate ?
Casting ? Rewriting ? Editing ? S’agit-il de la rigueur avec laquelle l’éditrice Laetitia Demarais a relu le texte de « ses » auteurs en préservant leurs écritures singulières tout en sachant conserver l’unité globale de style et de ton de l’ouvrage, ou bien du plan destiné à structurer ce dernier, habile « tuilage » d’images, d’enquêtes et de thèmes originaux qui, tout en faisant constamment varier les angles et les perspectives, compose un ensemble cohérent sur une réalité régionale pour le moins complexe, ou encore du choix des chroniqueurs, des spécialistes – universitaires, souvent, académiques, jamais ! -, impliqués sur un terrain qui représente pour eux, à l’évidence, beaucoup plus qu’un sujet parmi d’autres ? Qui doit-on féliciter pour des « repères bibliographiques » aussi complets que discrets, pour un appareil critique toujours efficace, des cartes lisibles et des références soigneusement contrôlées ?
Bref, un bien bel ouvrage concernant un pays dont l’image ne cesse de se dégrader. En refermant ce livre, c’est un peu comme si l’on revenait d’un long voyage effectué, hier et aujourd’hui, de Damas à Alep en passant par Lattaquié, riche de connaissances nouvelles, de rencontres inédites et d’amitiés nouées avec des habitants dont on ne soupçonnait pas la vivante diversité. Et l’on se retrouve aussi, vis-à-vis des Syriens, gros d’exigences fraternelles fondées sur l’exposé sans tabous d’une histoire contemporaine qui est, certes, loin d’être angélique.
Héritière du démembrement de l’Empire ottoman, la Syrie, frottée d’Occident sous le mandat français issu du traité de Sèvres en 1920, s’est progressivement transformée en un « régime qui prône le passage à une économie sociale, mais qui reste marqué par le clientélisme et le népotisme. »
De coup d’État en coup d’État, au sortir d’une Seconde Guerre mondiale propice au nationalisme naissant, la Syrie a vécu la période troublée des années 1950, puis l’union avec l’Égypte du colonel Nasser, avant de voir – en 1963 – le parti Baas s’installer au pouvoir, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à nos jours. En 1970, Hafez al-Assad entama trente années d’un véritable règne au bilan contrasté : « bureaucratisation massive, redistribution des rentes terriennes par des réformes agraires, nationalisation des industries et des institutions financières, rôle accru des militaires et des services secrets, occupation du Liban et développement, avec ce pays, de relations fondées sur les affaires, les rapports de force, l’exportation de la main-d’uvre et le soutien à la résistance armée contre Israël ». Son fils Bachar, qui lui a succédé à sa mort, en juin 2000, tout en affichant la « rupture », n’est pas parvenu, jusqu’ici, à redresser la barre d’un « État faible, qui n’a pas toujours les moyens de ses grandes ambitions et compense ses faiblesses par le maintien d’une capacité de perturbation régionale ».
Tel est le décor – sans complaisance, on peut le constater – que nous sommes conviés à arpenter tout en dressant l’inventaire des atouts comme des principaux freins – notamment des « maladresses stratégiques » accumulées – d’un pays dont on parle surtout parce qu’il ne s’est pas placé « du bon côté du nouvel ordre mondial du président George W. Bush ».
Le tableau de la Syrie contemporaine, quasiment exhaustif, qui nous est proposé ici, se décompose en huit chapitres principaux sur ces « axes de pénétration » et d’étude que sont le territoire, les populations, les religions, la culture, l’économie, le droit, la diplomatie et les perspectives de la République. Dans chacune de ces directions, il est procédé par petites touches, avec de courts paragraphes, des séquences multiples qui donnent souvent aux analyses scientifiques des airs de reportages. Leurs titres attestent à eux seuls la liberté d’allure des auteurs et leur évidente familiarité avec les sujets traités : « Maisons de parpaings » et « Jardins des villes de l’Oronte » nous font, par exemple, entrer, au sens propre, dans les demeures et les vergers qui ponctuent la Syrie rurale. « Les Palestiniens de la vieille ville de Damas » nous conduisent dans la réalité singulière d’une population syrienne décidément bien peu homogène, ainsi qu’en témoignent « La jeunesse kurde entre rupture et engagement militant » ou « Les Bédouins, la modernité et l’État ». Les événements les plus récents sont pris en compte, telle l’immigration irakienne à l’origine de « La prostitution dévoilée : des adolescentes irakiennes marchandent leur corps en Syrie », sans omettre la description détaillée de la double vague dans laquelle la jeunesse syrienne aime à se laisser rouler : « Le voile et le portable »
Plus érudite, comme sa matière y invite, la partie concernant « Religions et religiosité en Syrie » n’en requiert pas pour autant de ses lecteurs une formation théologique préalable : « Le processus de chiitisation des alaouites », « Le culte des saints à Alep » ou les « Pèlerinages dans le village chrétien de Maaloula » dessinent d’un trait vif les multiples facettes d’une Syrie qui fut la terre d’asile de minorités nombreuses, puis devint résolument socialiste et laïque avant de laisser dominer la majorité sunnite. Le pays porte encore la mémoire de ses frasques marxistes de jadis en se révélant volontiers « religieusement incorrect », c’est-à-dire presque exemplaire pour sa tolérance concernant les « frontières de communautés religieuses qui s’avèrent poreuses et changeantes ».
Conformément au titre du chapitre qui lui est consacré, la culture connaît, en Syrie, « Des hauts et des bas ». Beaucoup de musique, à Alep – nous y assistons au concert du grand mutrib arabe Sabah Fakhri – et ailleurs, dans les villes ou les campagnes. Les vicissitudes de « La télévision à l’heure du feuilleton » et celles de la production cinématographique syrienne sont marquées par la concurrence de l’Égypte voisine, les coups de ciseaux de la censure et l’émergence des coproductions étrangères, à l’heure d’un star system mondial qui semble capable de franchir tous les obstacles politiques nationaux.
Enfin, à travers une série d’études de cas et de monographies qui fonctionnent ici comme autant de « zooms » permettant de déchiffrer les détails les plus inusités d’une réalité souvent dissimulée (la mutation des experts-comptables, la politique de l’eau en Syrie, les « Instantanés du souk d’Alep » ou « L’arbitrage des demandes de divorce judiciaire à Damas »), les chercheurs rassemblés dans cet ouvrage s’attachent à décrire le socle économique et juridique de la République syrienne, base institutionnelle du système assadien.
Là encore, nulle complaisance, nul parti pris, mais, qu’il s’agisse des privatisations, du réseau bancaire ou de l’omniprésente corruption des élites, l’observation sereine des tentatives, des succès et des échecs d’un régime confronté à ses propres défis. Au-delà, les auteurs se gardent de la moindre « intrusion » morale ou politique : « Nous ne postulons pas que l’établissement d’une démocratie constitue la ligne d’horizon de tout processus d’innovation dans un système politique donné » vont jusqu’à écrire, côte à côte dans ce livre, Souhaïl Belhadj et Eberhard Kienle.
« Si vous aviez 1 million de dollars, les investiriez-vous en Syrie aujourd’hui ? »
La Syrie au présent vous aidera peut-être à répondre. En revanche, si vous disposez de 30 euros, n’hésitez pas : courez l’acheter chez votre libraire !
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