L’Afrique sur « liste noire »
La Commission de Bruxelles interdit le ciel européen à 95 compagnies, dont 87 africaines, jugées « peu sûres ».
Butembo Airlines, Air Koryo, Phuket Airlines, Ariana Afghan Airlines Ces transporteurs aériens ont être beau originaires des quatre coins du monde – du Congo à la Corée du Nord, en passant par la Thaïlande et l’Afghanistan -, ils ont néanmoins un point commun : tous figurent sur la liste noire des compagnies « peu sûres » rendue publique le 22 mars par la Commission européenne. L’énumération serait fastidieuse tant la liste est longue : 92 compagnies sont totalement interdites d’accès au ciel européen, 3 autres se voient imposer des « restrictions d’exploitation ». Poudre aux yeux pour rassurer les passagers ou mesure de sécurité justifiée ?
Le bilan de ces derniers mois est, il faut le reconnaître, préoccupant. Des exemples ? Le 14 août 2005, un Boeing 737 de la compagnie chypriote Helios s’écrase près d’Athènes : 121 morts. Deux jours plus tard, crash d’un appareil de la West Carribean Airlines, au Venezuela : 161 morts. Le 22 octobre 2005, un avion de Bellview Airlines est pris dans un orage entre Lagos et Abuja, au Nigeria : 117 morts. Bref, l’année dernière a été exceptionnellement meurtrière. Surtout en Afrique.
Dès le mois de septembre, des pays comme la Suisse, l’Italie ou la France ont commencé de dresser des listes noires de compagnies affrétant des « avions poubelles ». Leur but : contraindre les professionnels à mieux prendre en compte les exigences de sécurité, nombre d’entre eux ayant, sous la pression de la concurrence, de plus en plus tendance à les négliger. Bien entendu, chacun a fait sa sélection en fonction de ses propres critères, ce qui a conduit à des situations ubuesques : la société charter turque Onur Air, par exemple, s’est retrouvée autorisée en Belgique et interdite aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse et en France. Danger en deçà d’une frontière, sécurité au-delà ! Ce criant manque d’harmonisation a fait ressurgir l’idée d’une liste commune à tous les pays membres de l’UE.
Sous la houlette de Jacques Barrot, le commissaire européen aux Transports, les Vingt-Cinq réunissent leurs experts dès septembre 2005. Le 16 janvier suivant, un règlement pour la publication de la liste entre en vigueur et, le 15 mars, un consensus est trouvé. Une semaine plus tard, Barrot peut triompher : « l’UE dispose maintenant d’une politique homogène en ce qui concerne l’interdiction des compagnies aériennes. »
Bien sûr, tel n’est pas l’avis des transporteurs concernés. Sur les 95 bannis ne figure aucune compagnie européenne ou américaine. Toutes les autres sont africaines. La palme de la contre-performance, si l’on peut dire, revient à la RD Congo, avec 50 compagnies interdites et une frappée de restrictions. Viennent ensuite la Sierra Leone (13), la Guinée équatoriale (11), le Swaziland (6), le Liberia (3), le Rwanda (1), les Comores (1) et la Libye (1), cette dernière figurant uniquement sur la liste des restrictions. Bruxelles a beau rappeler que la liste a été établie sur des critères « transparents et objectifs » (contrôles dans les aéroports européens, état des appareils, gestion des avaries, etc.) et qu’une actualisation aura lieu tous les trois mois, les États et les compagnies concernés jugent que l’opération vise davantage à préserver l’espace aérien européen de la concurrence du Sud qu’à renforcer la sécurité.
À y regarder de plus près, ce soupçon est sans fondement, pour la simple raison que les bannis, dans leur grande majorité, n’assurent que des liaisons interafricaines, voire uniquement domestiques. « Ces compagnies ne viennent jamais en Europe », confirme Geoffroy Bouvet, le porte-parole du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), à Paris.
Pourquoi, dans ce cas, leur en interdire l’accès ? Cité par Radio France internationale (RFI), Jacques Barrot soutient que tel ou tel transporteur interdit peut le cas échéant être appelé en renfort par un confrère disposant, lui, du droit de vol dans l’UE. Autre raison avancée : il arrive que des passagers européens doivent emprunter l’une des 95 compagnies. En « bout de ligne », là où les Air France et autres Alitalia ne vont pas. De fait, les passagers du vol fatal de la Bellview Airlines, le 22 octobre, avaient embarqué à Lagos en direction d’Abuja après un Paris-Lagos sur Air France. L’existence d’une liste noire les aurait avertis du danger.
Mais l’argument est bancal, certaines compagnies sanctionnées n’assurant plus aucun vol ou ayant carrément fermé boutique. Suite au crash de l’Antonov d’Equatair, en 2005, les autorités équatoguinéennes ont ainsi interdit le survol de leur territoire à tout avion originaire de l’ex-URSS. En RDC, l’existence de « compagnies de papier » – qui ont un nom déposé mais aucune activité – remonte à la guerre civile qui a sévi, avec quelques interruptions, de 1996 à 2003. L’instabilité politique et les contraintes économiques ont constitué un terreau propice à l’apparition de compagnies de fortune équipées d’Antonov ou d’Iliouchine en mauvais état, loués à des pays ex-soviétiques qui ne savaient qu’en faire. Disposant d’un personnel notoirement insuffisant, elles palliaient tant bien que mal – et le plus souvent au détriment de la sécurité – la carence des voies de communication terrestres due autant à la guerre qu’à la taille du pays. Mais même les transporteurs prétendument actifs posent souvent problème : il suffit de disposer d’une licence et de louer occasionnellement un « broussard » (un avion qui se pose partout) pour s’autoproclamer « compagnie aérienne ».
Pour Christian Folly-Kossi, le secrétaire général de l’Association des compagnies aériennes africaines (Afraa), les critères qui ont présidé au choix des compagnies sanctionnées restent obscurs, mais les conséquences de l’opération ne font aucun doute : « Cette liste nuit à toutes les compagnies africaines, car l’usager est inévitablement amené à faire l’amalgame. » Autrement dit, un voyageur européen en partance pour le continent hésitera à emprunter Air Sénégal International ou Kenya Airways, bien que ni l’une ni l’autre ne figurent sur la liste noire, sous le seul prétexte qu’elles sont africaines et donc « à risques ». « Aucune compagnie africaine assurant des liaisons régulières vers l’Europe n’étant mentionnée, le message implicite est que ces dernières sont aussi sûres que leurs consurs européennes. Dans ce cas, il aurait fallu le dire », regrette le directeur de l’Afraa. Mais Folly-Kossi ne conteste pas pour autant les chiffres : par rapport au nombre des vols, le taux des accidents en Afrique reste le plus élevé au monde. Le continent ne représente que 3 % du trafic mondial, mais près de 30 % des victimes entre 1994 et 2003. En 2005, sur les 1 107 victimes de crashs aériens recensés dans le monde, 376 ont trouvé la mort en Afrique.
Côté européen, la liste ne fait pas davantage l’unanimité des professionnels. « Cette liste ne résout pas le vrai problème de la sécurité aérienne, estime Geoffroy Bouvet. Il faut, comme aux États-Unis, instituer des règles claires en imposant des audits annuels et non en faisant des contrôles après coup. » Pourquoi Flash Airlines et West Carribean Airlines, qui ont connu des catastrophes particulièrement meurtrières en 2004 et 2005, ne figurent-elles pas sur la liste ? Tout simplement parce qu’elles ont disparu. En revanche, on peut s’interroger de l’absence des compagnies nigérianes, deux d’entre elles ayant été victimes d’accidents, qui, au total, ont provoqué en 2005 la mort de 225 personnes. En fait, il semble bien que de nombreux transporteurs ne soient pas mentionnés pour des raisons diplomatiques. « Cette liste n’est que la partie émergée de l’iceberg », conclut un spécialiste.
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