Mitterrand, ombres et lumières

Publié le 26 février 2006 Lecture : 7 minutes.

Parmi les compagnons et collaborateurs de François Mitterrand, Pierre Joxe tient une place à part, et son livre, Pourquoi Mitterrand ?, est différent de la vingtaine d’autres parus à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de l’ancien président.Pierre Joxe est magistrat de formation : Cour des comptes et Conseil constitutionnel, dont il est toujours membre. Anticolonialiste sans faiblesse, ce fils d’un diplomate connu (qui fut ministre de De Gaulle et son principal négociateur des accords d’Évian qui devaient conduire à l’indépendance de l’Algérie) a été socialiste et mitterrandien tout le temps et tout naturellement.
Il a quitté la politique active et les postes de responsabilité au sein du Parti socialiste un peu avant que François Mitterrand ne termine son second septennat. Et après avoir servi son pays, son parti et François Mitterrand – aux postes éminents que ce dernier a choisi de lui confier : la présidence du groupe parlementaire socialiste, le ministère de l’Intérieur, celui de la Défense.
À Pierre Joxe, François Mitterrand n’a jamais proposé ni le Quai d’Orsay ni Matignon et l’auteur de Pourquoi Mitterrand ? ne s’en étonne ni ne le regrette : « J’ai découvert Mitterrand en 1953, je l’ai rencontré en 1955 et l’ai rejoint en 1965 J’ai travaillé avec lui jusqu’à sa mort, ou presque. » « Son entourage était fait de plusieurs cercles, de plusieurs strates, parfois entrecroisées selon un logiciel enregistré dans sa seule mémoire personne ne disparaissait jamais de sa vie. »
Pierre Joxe évoque en passant les « groupies » de François Mitterrand, dont il confirme qu’il n’en a pas fait partie : « Ceux-là passaient par Latche comme par hasard et s’arrangeaient pour rester déjeuner ; allaient à la Roche de Solutré pour être dans le champ des caméras de télévision, ou louaient, l’été, du côté de Gordes Mitterrand supportait souvent les importuns de façon incompréhensible. »Pourquoi Mitterrand ? Pour répondre à cette interrogation, Pierre Joxe fait revivre les scènes qu’il a vécues au côté de François Mitterrand, décrit des hommes, des femmes et des lieux qu’il ?a rencontrés et découverts grâce à lui.

L’Afrique avant l’Europe
Mitterrand me demanda un jour d’aller accueillir à Roissy le président de la Côte d’Ivoire, son vieil ami Houphouët-Boigny. J’ai vu arriver un petit monsieur, pas du tout majestueux, l’air d’un vieux professeur de collège, descendant les marches en tremblotant. Au pied de la passerelle il me dit : « Ah ! Monsieur le Ministre, comme c’est gentil de venir me chercher. Vous voyez, je n’ai pas eu peur ! En général, j’ai peur en avion. Cette fois, j’ai bien dormi. »
Moi qui me représentais ce personnage comme un chef d’État corrompu, je découvrais quelqu’un de très différent : le docteur Houphouët-Boigny, le doyen des chefs d’État d’Afrique francophone, ancien médecin, était un vieux sage aimable.
Il devait regagner la maison de sa sur à Marly-le-Roi. J’avais donc prévu une escorte avec des motards. « Non, ni motards ni sirènes », me dit-il. Je lui expliquai qu’il allait mettre très longtemps pour arriver là-bas. « Je ne suis pas pressé. » J’ai congédié les motards, et nous sommes montés dans sa grande voiture américaine, molle et silencieuse.
Pendant une heure et demie d’embouteillages sur l’autoroute et le périphérique, il m’a raconté ses souvenirs de la grande époque. Un vrai flash-back vers les années cinquante.
Mais tout se télescopait un peu : il évoqua mon père, qu’il avait bien connu ; le discours de De Gaulle à Brazzaville pendant la guerre, qui laissait espérer l’autonomie ; le Mitterrand ministre de la France d’outre-mer qui voyageait en Afrique et prenait des positions démocratiques pour la libéralisation de l’Union française ; puis le président Mitterrand faisant son fameux discours en faveur du Tiers Monde, dit « de Cancún » en 1981 Le vieux leader indépendantiste dessinait pour moi une image positive de la France coloniale et décolonisatrice.
Cette rencontre m’a ému, car j’avais toujours senti chez les gens de la génération de mon père, de De Gaulle ou de Mitterrand, qui n’étaient pas des colonialistes et encore moins des profiteurs du système colonial, une sorte de nostalgie d’Empire. Grâce à cette conversation avec Houphouët-Boigny, je comprenais mieux certaines choses, en particulier l’attitude complexe de Mitterrand à l’égard du passé colonial. []
Mitterrand me demanda une autre fois de rendre visite à Houphouët-Boigny à Paris, dans son hôtel particulier du 7e arrondissement, comme par hasard tout proche de l’ancien ministère des Colonies. Je passai une grande porte cochère, fus reçu dans une cour pavée, puis accompagné dans l’entrée où trônaient deux immenses défenses d’éléphant montées sur des socles dorés – ou peut-être en or massif ? On m’introduisit ensuite dans un petit salon classique de style Louis XVI où je remarquai aussitôt un, deux, puis trois Renoir. Houphouët entra :
« Ah, Monsieur le Ministre, vous regardez mes tableaux, vous aimez la peinture ?
– Oui, et je vois que vous avez trois Renoir !
– Oui, je voudrais entrer dans le club des quatre !
Nous ne sommes sur terre que onze à avoir trois Renoir, et si j’en avais un quatrième, je serais dans le club des quatre où nous ne serions que cinq. »
Je ne pus alors m’empêcher de penser que tous ces tableaux avaient été payés avec de l’argent volé aux producteurs de café ou de cacao, ou pillés dans les caisses de l’État – le sien ou le nôtre.
Il m’emmena ensuite dans la salle de réception, décorée à l’africaine. Le salon aux trois Renoir n’était qu’une salle d’attente. Nous avons parlé du Togo, puis il m’a raccompagné et nous nous sommes retrouvés dans l’entrée ornée des deux défenses gigantesques. Je lui dis :
« Il y a de l’ivoire ici. Est-ce qu’elles sont vraies ?
– Bien sûr, ce sont les plus belles du monde ! »

la suite après cette publicité

Jean-Christophe
Jean-Christophe, qui avait été journaliste en Afrique, il l’a pris à son cabinet ; ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, même si l’affaire a été caricaturée. Mitterrand avait en Afrique des relations suffisamment anciennes et directes pour ne pas avoir besoin de porte-parole et Jean-Christophe savait bien qu’il n’était pas le Foccart de son père.
Quand j’étais au ministère de l’Intérieur, j’ai eu des informations sur ses fréquentations africaines. Il faisait un peu trop la fête Je le connaissais depuis qu’il était adolescent. J’ai dit à Mitterrand : « Il faut qu’il quitte vos bureaux. Que pendant quelques années l’un de vos fils ait été votre collaborateur, pourquoi pas ? Mais les années passent. À présent, on le surnomme Papa-m’a-dit, ce n’est pas sérieux. Ni pour lui ni pour vous. » Comme d’habitude, il a d’abord éludé : « Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, c’est très fréquent – Il est aussi très fréquent que cela se termine mal », répliquai-je.
Connaissant sa culture historique, je n’avais pas besoin d’aller beaucoup plus loin dans l’allusion qui lui déplut fortement. J’ajoutai : « Quant à votre fils, c’est comme si vous jugiez qu’il n’est pas capable de travailler ailleurs. Ce n’est pas, ce n’est plus un service que vous lui rendez »
À cet instant, je sentis que j’avais touché un point sensible. Mais la discussion s’arrêta là et ne reprit que des années plus tard alors que j’étais devenu ministre de la Défense. Je lui en parlai à nouveau, m’appuyant sur de plus amples informations : « Il faut absolument qu’il travaille ailleurs. » Et tout d’un coup il s’est ouvert : « Ah, vous croyez ? Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est vrai, maintenant qu’il est là, il est prisonnier de sa position, de moi On a peut-être eu tort. »

10 Downing Street
La première fois que j’entrai ainsi au 10 Downing Street avec Mitterrand et quelques autres ministres, je fus à la fois émerveillé et choqué.
Je le dis à Mitterrand. Quand j’étais étudiant à la London School of Economics, dans les années cinquante, j’étais parfois passé devant cette porte étroite, gardée par un seul policeman et qui ressemblait à beaucoup d’autres demeures londoniennes. Cette petite porte sacrée, si différente des porches aristocratiques de l’hôtel de Matignon et des grilles dorées de l’Élysée, je l’avais imaginée ouvrant sur une entrée modeste où l’on allait accrocher son imperméable avant d’être introduit dans un bureau mal chauffé au charbon où le Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté veillait au salut de l’Empire britannique. Je pensais qu’on n’y changeait jamais d’antiques moquettes à motifs verdâtres, ni de sombres papiers peints mal éclairés, ni le chintz à fleurs de fauteuils défoncés comme chez ma tante Betty Burton qui me servait à Hampstead Heath, au nord de Londres, le thé avec trop de lait.
Pas du tout ! Nous entrâmes dans un luxe incroyable, raffiné mais presque ostentatoire. Derrière l’austère porte de cette façade si sobre se cache une sorte de Trianon comprimé par des architectes de génie, pour que personne ne s’en doute. Comme je faisais part de ma surprise à Mitterrand, il commenta ironiquement : « Vous voyez, méfiez-vous toujours des Anglais. Ce sont les champions du camouflage. »
Nous passâmes une journée de rêve à nous affronter sans pitié dans une salle de réunion douillette. Un repas délicieux fut servi, accompagné de vins de Bordeaux qui auraient été anglais si l’histoire du Moyen Âge avait tourné autrement. On porta un toast à la reine, suivant un cérémonial laconique et solennel. On ne conclut rien. On douta d’aboutir sur tout et, lorsque la question du tunnel sous la Manche parut à peu près réglée, Margaret Thatcher dit à Mitterrand d’un air acide : « J’aimerais bien l’inaugurer avec vous, mais serez-vous encore là ? » La grossièreté du trait le fit presque sursauter, pourtant il répondit d’un air suave : « En effet, c’est peu probable, mais puis-je former le vu que vous, vous serez encore là ? » On sait ce qu’il en fut : quand il inaugura le tunnel, elle avait été chassée par ses amis conservateurs qui ne la supportaient plus.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires