Caricature, éthique et responsabilité

Publié le 26 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Ce qui se passe actuellement au Pakistan confirme une thèse que je nourris depuis longtemps, à savoir que l’islam sera aux neuf dixièmes asiatique dans moins de dix ans, non pas seulement en nombre, mais en influence. J’inclus évidemment les musulmans de Chine.
Vous me direz que les talibans ont tout intérêt à entretenir la mèche face à un Musharraf complètement inféodé aux Américains, ce qui accentue son illégitimité. Et vous aurez raison. N’empêche que l’affaire des caricatures a révélé une faille imposante entre les gouvernants et les gouvernés dans tout le monde musulman, les uns méprisant les autres qui le leur rendent bien.
Retour en arrière : des caricatures moyennement belles sont montées en épingle par quelques imams pour pourfendre l’Occident, qui se laisse piéger et qui, à son tour, monte au créneau pour défendre la liberté d’expression et le droit de rire de tout. Comment expliquer tout cela ? Et faut-il en rajouter, vilipender, condamner ou libéraliser sans nuance ?

D’abord, un point fondateur : il n’est pas question ni maintenant ni demain de restreindre la liberté d’expression, de quelque façon que ce soit. Le seul point de controverse, je le vois personnellement au dernier segment de cette liberté, presque dans un au-delà de la presse, dans l’éthique individuelle. Il s’agit de la frontière qu’un philosophe absolument neutre peut concevoir sans être castrateur pour les uns ou flagorneur pour les autres. Une fois le calme revenu, il est bon de reprendre quelques éléments d’appréciation qui, dans l’après-coup, peuvent nous éclairer sur les ressorts de l’emballement qu’a connu cette affaire.
1. L’Orient et l’Occident sont comme « chien et chat, avait dit Émile-Félix Gautier, qui fut professeur à l’université d’Alger au milieu du siècle dernier, deux espèces animales différentes ».
2. L’Orient est encore sous l’emprise du sacré, et même dans certains cas de la superstition (la puissance magique de l’image), lorsque son alter ego, l’Occident, a depuis peu conquis une liberté inestimable par rapport à l’entité divine. Et la défend bec et ongles !
3. L’Occident a violemment réagi aux restrictions qu’il a cru déceler chez son vis-à-vis de l’autre bord uniquement parce qu’il avait peur de tout perdre à la fois, à commencer par son « athéologie » (Michel Onfray) et sa sécularisation. Cela vient du fait que, gagnés de haute lutte, ces deux espaces ne pouvaient en aucun cas tomber sous une législation commune. Il y a des peurs occidentales que l’Oriental ne comprend pas du fait même qu’il ne les a jamais dépassées !
4. De l’autre côté, l’Orient étant si peu connu, il constitue pour un Occidental ordinaire une angoisse indifférenciée qui justifie une sorte de « nouvelle croisade » (le mot a été entendu).
Nous voyons que la plupart des représentations que les uns se font des autres se nourrissent à des peurs irraisonnées et anciennes.
Pourquoi les masses musulmanes sont-elles à ce point influençables ? Pour une raison apparemment simple, mais aux conséquences imprévisibles : l’interdit constitue une part non négligeable de la religion. C’est parce qu’une religion se donne un certain nombre d’interdits qu’elle peut se différencier de l’univers indistinct qui la précède ou qui l’environne. Émile Durkheim en fait même l’un des axes de l’institution religieuse. « Une religion, écrivait-il dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites ; croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église (ou Communauté), tous ceux qui y adhèrent. »
À cet égard, il faut rendre grâce à Charles Conte et à feu Guy Hennebelle, fondateur de la revue Panoramiques, d’avoir proposé il y a une dizaine d’années un numéro tout entier consacré aux interdits religieux : « Mon Dieu, pourquoi tous ces interdits ? »

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Et de passer en revue l’ensemble des interdits du judaïsme (365 interdictions), du christianisme (l’Encyclique Humanae Vitae de Paul VI rappelant l’interdit majeur de la contraception par des moyens non naturels, mais aussi l’« interdit de la chair »), de l’islam (avec ses 70 interdits majeurs codifiés par Dahabi au XIIIe siècle), mais aussi ceux des protestants, des bouddhistes et même des laïcs, avec bien sûr les nuances qui s’imposent.
De quoi s’agit-il lorsqu’on parle d’interdit en islam, c’est-à-dire de cette part du sacré qui, violée, devient sacrilège et profanation ? De ce qui est dit en toutes lettres dans le Lévitique : « Si un homme insulte son Dieu, il doit porter le poids de son péché ; ainsi celui qui blasphème le Nom du Seigneur sera mis à mort ; toute la communauté le lapidera, émigré ou indigène, il sera mis à mort pour avoir blasphémé le Nom. »
Mais le blasphème n’a de sens que par rapport à un contexte donné. Les mêmes caricatures danoises parues avant le 11 septembre 2001 auraient tout juste entraîné un haussement d’épaules de la part des autorités religieuses, et aucun musulman n’en aurait entendu parler. Pour l’islam, on l’aura amplement compris avec cette crise, les interdits – qui sont nombreux – servent tout d’abord les fondamentalistes.
Or l’onde de choc de ces dernières semaines résulte de cette opposition frontale entre un « code » régissant l’interdit sacré (on peut aussi l’appeler dogme) et une « éthique » de la liberté telle qu’elle est mise en uvre dans les constitutions occidentales. Pour autant, on a vu ici ou là, en Occident même, le front de la liberté – celle de la presse, celle de la caricature – buter sur la responsabilité individuelle. C’est d’ailleurs la seule réponse que les musulmans sincères, même atterrés, semblent opposer, faute de mieux, aux partisans du « tout-dire, tout-montrer, en toute-circonstance ».
Encore une fois, ce qui a choqué les musulmans, ce n’est pas tant les caricatures elles-mêmes ?- que nous avons déjà vues par le passé et jusque dans certains magazines français parlant de religion (Le Point, hors-série sur les monothéismes, novembre 2004 ; Historia, spécial n° 700, avril 2005) – ?que l’association extrêmement fâcheuse, voire dirimante, entre un prophète – vu du côté de l’Islam comme un parangon de civilité – et le projet terroriste auquel fait allusion la bombe dégoupillée placée au-dessus de son turban.
Dans cette affaire, les musulmans sont proches du sentiment éprouvé par les premiers chrétiens. C’est aussi leur tort, l’anachronisme. On peut multiplier les exemples où le conflit entre la liberté individuelle et celui de la foi – l’islam y est encore – ou celui entre le sacré et le profane, le religieux et le séculier a été ravageur. Y aura-t-il un jour un peu de douceur entre ces deux sphères ?
Ce qui est sûr, c’est que cette affaire a miné le discours progressiste que nous essayons ici en France et dans le monde arabe de tenir contre vents et marées. Tous ceux qui militent pour le rapprochement entre les deux cultures et qui développent le thème d’un possible « islam des Lumières » en sont pour leurs frais. Il est difficile en effet de parler d’aggiornamento lorsque l’emballement est planétaire. Les fondamentalistes, eux, en revanchards aguerris, raflent la mise et se refont une « sacrée » virginité.

À titre personnel, je trouve satisfaisant que les musulmans acceptent de ne pas outrager Marie, Jésus, Moïse ou Bouddha. J’aimerais qu’ils ne brûlent aucune ambassade et qu’ils ne touchent à aucun cheveu d’un étranger vivant dans leurs pays. Mais ils seraient exemplaires si, en plus, ils rajoutaient un brin de critique et d’autocritique. L’islam en sortirait grandi !

* Anthropologue. Dernier livre paru, L’Islam et la raison, le combat des idées, éditions Perrin, 2005.

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