Saddam Hussein

Le procès du raïs déchu est prévu pour la fin de 2005. Le plus célèbre prisonnier du monde risque la peine de mort.

Publié le 26 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Dans sa cellule climatisée du Camp Cropper, une base militaire américaine érigée sur les décombres de l’un de ses anciens palais à 16 km de Bagdad, Saddam Hussein, 67 ans, est depuis un an l’un des très rares Irakiens à vivre en totale sécurité. Le paradoxe s’arrête là, car celui qui se présente toujours comme « Saddam Hussein al-Majid le Glorieux, président de la République d’Irak », est aussi le plus étroitement surveillé. Plusieurs caméras le filment jour et nuit, et une escouade de cinquante marines est spécialement affectée à sa garde, en attendant son procès prévu pour la fin de 2005. Dans des petites pièces aveugles de 12 m2 identiques à la sienne – un lit, un bureau, une chaise, un tapis de prière -, quatre-vingts anciens dignitaires baasistes sont détenus au Camp Cropper. Parmi eux, onze sont considérés comme des symboles publics du régime déchu. Coupés de tout contact avec leurs comparses, ils se promènent ensemble, jouent au poker et aux dominos et continuent d’entretenir l’illusion du passé en se donnant entre eux du Sidi al-Wazir (« Monsieur le Ministre »). Trois médecins militaires se relaient à leur chevet pour soigner diabètes, hypertensions, mais aussi dépressions, insomnies et parfois tendances suicidaires. Saddam Hussein, lui, a droit à un traitement particulier : totalement isolé, il prie seul, mange seul ses rations pour soldats musulmans de l’armée américaine, se livre seul à ses exercices physiques quotidiens et entretient seul les quelques plantes de son jardinet.
Le dictateur déboulonné a pleinement récupéré de ses huit mois de cavale, achevés le 13 décembre 2003 lorsqu’il fut débusqué au fond d’un trou par des GI’s médusés. Il a perdu du poids et s’est remis avec une rapidité surprenante de l’opération d’une hernie début octobre. Entre deux lectures du Coran, l’ex-raïs écrit son cinquième roman au style aussi ampoulé que l’architecture néobabylonienne qu’il affectionne. Titre provisoire : Le Grand Réveil. Toujours obsédé par son apparence, il a refusé de porter les pyjamas bleu et orange des détenus pour endosser de sobres djellabas ou, plus rarement, le blazer charbon à rayure avec chemise échancrée qu’un fonctionnaire de l’administration provisoire américaine était allé lui acheter au bazar de Bagdad à l’occasion de son unique sortie au tribunal, le 1er juillet dernier. Intimement persuadé de son bon droit et de l’illégitimité de l’instance chargée de le juger, Saddam Hussein passe peu de temps à préparer sa défense. Lorsque l’un de ses avocats, l’Irakien Khalil al-Doulaïmi, lui a pour la première fois rendu visite le 16 décembre, c’est Saddam qui posait les questions : Que se passe-t-il dehors ? Où en est la résistance ? Que pense le peuple irakien ? Coupé de toute information, il était « avide de savoir », a confié Doulaïmi, comme s’il cherchait désespérément une lueur d’espoir.
C’est à Amman, en Jordanie, sous l’égide de son épouse Sajida et de ses trois filles, que s’élabore en fait la défense de Saddam Hussein. Vingt-trois avocats ont été constitués, dont Aïcha Kadhafi – la fille de son père -, Roland Dumas, l’ancien ministre français des Affaires étrangères, un Américain, un Britannique, des Libanais, des Jordaniens, des Syriens et, bien sûr, des Irakiens. En réserve, si l’on peut dire, se tiennent quelque 1 500 avocats arabes volontaires, prêts à suppléer ou à renforcer l’équipe actuelle. Tous travaillent gratuitement, par conviction ou par souci médiatique. Face à eux, le Tribunal spécial irakien (TSI), créé par les Américains à Bagdad en novembre 2003 sur le modèle de celui de Nuremberg, compte 50 juges irakiens dont l’identité n’a pas été révélée pour raisons de sécurité, assistés par 75 experts nationaux et étrangers. Son fonctionnement et ses investigations ont déjà englouti 70 millions de dollars. Tous formés à l’école de la « justice » baasiste, les magistrats qui le composent ont en effet beaucoup à apprendre dans les domaines de l’instruction, de la recherche des preuves, des droits de l’homme, mais aussi de… la capacité de travail. Premier directeur général du TSI, Salem Chalabi, un cousin du sulfureux leader politique chiite Ahmad Chalabi, a été limogé en septembre par le Premier ministre Allaoui et remplacé par le juge Raad Juhi.
Diabétique, la démarche lourde appuyée sur une canne, Ali Hassan al-Majid, dit « Ali le Chimique », 63 ans, est depuis le 18 décembre le premier à comparaître devant ce tribunal d’exception, suivi de peu par l’ex-ministre de la Défense Sultan Hachem Ahmad. Ancien chauffeur militaire devenu l’exécuteur des basses oeuvres de son cousin Saddam, « Ali le Chimique » est celui dont le dossier est le plus épais – en dehors bien sûr de celui de son maître. Gazage des Kurdes, massacre des chiites, « nettoyage » du Koweït occupé : une part non négligeable des quelque 280 000 victimes (hypothèse basse) imputées au régime en vingt-quatre ans de règne de la terreur lui est attribuée. Au bout du processus, dans un an ou plus, le gibet semble être la seule issue pour quelques-uns de ces symboles du passé – une dizaine environ. Chacun des sept chefs d’inculpation retenus contre Saddam Hussein est ainsi passible de la peine de mort par pendaison – une peine que nul ne songe à abolir. « Si Saddam avait été livré aux Irakiens, ils l’auraient dévoré vivant depuis longtemps », assure, définitif, un conseiller d’Iyad Allaoui.
Vraiment ? Que les Kurdes et les chiites le haïssent est une évidence. Mais le raïs déchu compte encore des partisans dans le « triangle sunnite », là où la résistance est de loin le plus active. Au cours de ses entretiens de debriefing avec des experts de la CIA, dont une partie a été dévoilée début octobre par le rapport Duelfer, Saddam Hussein s’identifie volontiers à Santiago, le pêcheur cubain du Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway, l’un des très rares romans étrangers qu’il ait lus. Il voit sa vie comme une lutte sans fin, où seuls comptent le courage et l’obstination. Des confessions de ses collaborateurs ressort aussi l’extraordinaire solitude dans laquelle le dictateur avait fini par se confiner. Par peur d’être repéré, Saddam n’a ainsi utilisé le téléphone que deux fois entre 1990 et 2003, deux fois en treize ans ! Le joindre pour une urgence, via une succession d’intermédiaires et de messages écrits, pouvait prendre trois jours. Seul son fils cadet Qoussaï savait à tout moment où il se trouvait, d’où l’importance démesurée prise à la fin de son règne par ce jeune homme violent et paranoïaque, qui traitait les généraux de « clowns » et avait fini par convaincre son père que l’armée irakienne était « dix fois plus puissante » en 2001 qu’en 1991. Obsédé par la menace iranienne, Saddam aura été jusqu’au bout convaincu que les États-Unis n’oseraient pas l’attaquer, puisqu’il n’était pas leur « ennemi naturel ». Après les attentats du 11 Septembre, il a écarté brutalement la suggestion de Tarek Aziz d’envoyer à George Bush un message de condoléances, et lorsque l’invasion fut déclenchée, il se persuada qu’une vaste insurrection populaire allait l’empêcher de progresser au-delà de Bassora. Enfin, s’il consentit en secret à la mise hors d’état de nuire de toutes ses armes de destruction massive pendant les années 1990, Saddam Hussein maintint volontairement la fiction de leur existence, convaincu qu’elles dissuaderaient les Américains – et les Iraniens – de l’agresser, sans se douter le moins du monde que son ambiguïté offrait à George W. Bush le prétexte dont il rêvait.
De cette marche inéluctable vers le suicide, Saddam n’a manifestement toujours pas pris conscience. Il n’y a chez lui aucun soupçon d’autocritique, et sans doute mourra-t-il persuadé d’être un martyr digne de Saladin, de Nabuchodonosor ou de Staline, ses héros. Persuadé aussi que seul un être d’exception à sa mesure pourra un jour faire renaître l’Irak. Son successeur actuel lui donnerait-il raison ? À la vitesse où le chaos gagne le pays, vient de prédire le président Ghazi al-Yaouar, « l’avènement d’un Hitler irakien est proche ». Pourquoi attendre, doit se demander Saddam : le messie est là, à portée de main, dans une cellule du Camp Cropper, prêt à rempiler…

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