Manipulateurs et affabulateurs ont publié force livres et articles.

Publié le 26 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

Bien entendu, ce témoignage anonyme doit être soigneusement analysé et vérifié. Une première mise à l’épreuve est aisée. Elle concerne l’emploi du temps connu des trois protagonistes mis en cause : Figon, Oufkir et Dlimi. Pour Figon, pas de problème. Depuis le 29 octobre, il est dans la nature, comme on dit, en service commandé et électron libre. Il sait beaucoup de choses et en fait profiter les journalistes. Son récit publié en une de L’Express le 10 janvier 1966 mêle probablement le vrai et le faux. Un détail : le titre choisi, « J’ai vu tuer Ben Barka », ne correspond pas exactement à la vérité et relève d’une sollicitation des faits qui, pour être assez courante dans la presse, n’en est pas moins répréhensible. Surtout en l’espèce. Ce titre, apprendra-t-on plus tard, était l’oeuvre de Jean-Jacques Servan-Schreiber, le patron de l’hebdomadaire, et avait suscité la colère et la frayeur de Figon, qui craignait, non sans raison, pour sa peau. Toujours est-il, et c’est ce qui nous intéresse ici, que le voyou pouvait parfaitement se livrer à la mission rapportée plus haut. On découvre seulement que son rôle aurait été beaucoup plus important qu’on ne le croyait. Ce qui jette une lumière nouvelle sur le déroulement des opérations et explique encore plus sa future élimination.
Qu’en est-il d’Oufkir et de Dlimi ? Informés par Lopez, on l’a vu, tous les deux gagnent Paris dès le lendemain, samedi 30 octobre. C’est Ahmed Dlimi, le chef de la sûreté, qui arrive le premier à Orly, à 14 heures. Le ministre de l’Intérieur atterrira sur le même aéroport trois heures plus tard. Ils sont accueillis par Lopez, chef d’escale à Orly, qui les conduira chez Boucheseiche, où est retenu – mort ou vif – Mehdi Ben Barka. Dimanche 31 octobre, le même Lopez accompagne les deux responsables marocains à Orly. Oufkir prend un avion pour Genève à 8 heures et Dlimi s’envole pour Casablanca à 9 h 45. C’est ce matin-là que l’aviateur rencontre Figon à Versailles. Ils concluent le marché et fixent les modalités.
Le lundi 1er novembre, ni l’emploi du temps d’Oufkir ni celui de Dlimi ne sont connus. Les deux hommes pouvaient donc parfaitement se trouver à la réception du cadavre de Ben Barka, à 10 h 45, à Aire-sur-l’Adour.
Précisons que le ministre de l’Intérieur reviendra officiellement en France le 2 novembre. Il arrivera à Orly à 11 h 30, en provenance de Genève. Dlimi, lui aussi, reviendra à Paris de façon tout aussi ostentatoire. Le 3 novembre, l’un et l’autre participent à un dîner officiel, prévu de longue date, à l’ambassade du Maroc. L’invité d’honneur aurait dû être Roger Frey, le ministre français de l’Intérieur, mais celui-ci s’est décommandé in extremis. Le même jour, Antoine Lopez a tout balancé à la police. Mais les deux dirigeants marocains ne quittent le territoire français que dans la nuit, sans être le moins du monde inquiétés…
Comme pour Figon, le récit de l’aviateur ne contredit pas les déplacements reconstitués des intéressés. Du point de vue de l’emploi du temps, le témoignage anonyme tient la route. Son caractère anonyme, je l’ai déjà dit et on va le comprendre, renforce sa crédibilité. L’absence de cadavre a suscité depuis 1965 une impressionnante cohorte de témoins – qui sont autant de faux témoins. Depuis la disparition de l’opposant marocain, les révélations foisonnent. Leurs auteurs ne se soucient pas outre mesure de la vérité. Et pour cause : manipulateurs professionnels, escrocs ou affabulateurs, ils ont publié force livres et articles dans l’intention de tromper et de ramasser, au passage, quelque argent. Ils vendent leur nom, leur notoriété, leur rôle réel ou supposé dans l’affaire.
Ce n’est pas le cas, par définition, de notre témoin anonyme. Son désintéressement ne paraît pas pouvoir être mis en doute. Il émet certes, ici ou là, une réflexion, mais c’est en passant, sans intention particulière.
Le récit remonte à 1981 – un bail. L’aviateur conclut son récit par ces mots : « Un jour, peut-être, je vous donnerai plus de détails et des preuves. » Mais vingt-trois années se sont écoulées, et on ne sait pas s’il est toujours de ce monde ni s’il est animé des mêmes intentions et s’il est aussi disponible.
La publication de son témoignage s’apparente ainsi à une bouteille jetée à la mer. Le document n’en est pas moins une pièce à verser au dossier. Le 14 octobre dernier, le gouvernement français a procédé à la déclassification du dossier de l’affaire Ben Barka. Aux dernières nouvelles, les documents, qui ne sont plus soustraits à la justice au nom du secret défense, se trouvent entre les mains du juge d’instruction Claude Choquet et, par voie de conséquence, à la discrétion de la partie civile et de l’avocat de la famille Ben Barka, Me Maurice Buttin.
Un dernier mot : l’authenticité, à mes yeux, du témoignage anonyme est renforcée par un détail qui n’a pas peu contribué à forger mon intime conviction. Il s’agit de la rétribution de l’aviateur, payé, distraitement et généreusement, au départ et à l’arrivée – et donc le double de ce qui était convenu. C’est très marocain !

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