Combattre la « fuite des cerveaux »

Publié le 25 décembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Le rideau est tombé sur le XXIIIe Sommet Afrique-France, mais l’événement demeurera dans les annales : pour la première fois, en effet, dans l’histoire de ces assises franco-africaines, les dirigeants africains et le président français ne se sont pas réunis à Bamako, les 3 et 4 décembre dernier, pour traiter seulement de politique ou d’économie, mais aussi – et surtout – d’un grave problème de société, qui atteint l’Afrique au plus profond d’elle-même. D’ailleurs, était-ce une coïncidence ? Pour la première fois depuis que ces sommets existent, la totalité des pays du continent étaient représentés à Bamako. C’est que le thème retenu les concerne tous, sans exception : « La jeunesse africaine, sa vitalité, sa créativité, ses aspirations. » Or les moins de 25 ans représentent aujourd’hui 60 % de la population de l’Afrique. Et le regard que ces 60 % d’Africains en âge d’étudier jettent sur leur avenir est trop souvent désespéré : par où passe la voie qui les mènerait à des études supérieures ? Ou à une formation professionnelle digne de ce nom ? C’est-à-dire à un emploi décent ? Quant à ceux qui ont pu obtenir un diplôme, dans leur pays d’origine ou à l’étranger, ils ne peuvent s’attendre, le plus souvent, qu’à un emploi sans rapport avec leur niveau de compétences.
Les chiffres parlent : si, dans les années 1960, les Africains qualifiés, universitaires ou cadres, étaient moins de 2 000 à émigrer chaque année, ce chiffre a triplé entre 1975 et 1984, puis décuplé à la fin des années 1980, pour atteindre aujourd’hui le chiffre énorme de 20 000 départs annuels ! (1) L’Afrique se vide ainsi de ses cerveaux ! Dans ce monde de compétition, que deviendront nos nations africaines dépourvues de cadres d’administration ou d’affaires, d’enseignants, d’ingénieurs, de chercheurs, alors que celles des autres continents investissent précisément dans le « facteur humain » ? D’autant que cette « fuite des cerveaux » profite, en fin de compte, aux pays développés, à tel point que le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, va jusqu’à qualifier le phénomène de « traite des cerveaux ». (2)
Lorsque j’étais Premier ministre, chef du gouvernement centrafricain, de janvier 1999 à avril 2001, j’ai pu mesurer à quel point les cadres qualifiés manquaient à mon pays, que ce soit dans l’administration ou dans le secteur privé. J’ai donc décidé d’aller à la rencontre de mes compatriotes diplômés vivant à l’extérieur, en particulier en France, à Paris, à Lyon et à Bordeaux, pour les inciter à faire désormais profiter leur propre pays de leur expérience et de leurs compétences. Quand je leur ai parlé d’avenir, ils m’ont répondu risques physiques, insécurité de l’emploi, arriérés de salaires, ravages du sida, mauvaise gouvernance, et je ne décidai guère, cette année-là, qu’une demi-douzaine de cadres à rentrer au pays. L’expérience m’avait alors semblé significative : puisque chacun, au fond, ne souhaite pour lui-même et pour sa famille que ce qui lui semble le meilleur, elle démontrait que ces jeunes Africains diplômés ne trouvaient pas ce « meilleur » en Afrique.
Et pourtant ! Les raisons d’espérer existent bel et bien. C’est ainsi qu’un certain nombre d’initiatives visent à rendre effectives les formules de transfert de compétences ou à inciter les cadres africains au retour en Afrique. Je pense aux programmes européens Erasmus/Nyerere ou aux approches Reverse Brain Drain et Transfert of Knowledge Through Expatriate Nationals (Tokten). Pour autant, c’est à nous, Africains, et en Afrique même, que revient l’essentiel de la tâche.
Pourquoi serions-nous découragés ? Après tout, la plupart des jeunes cadres de retour au pays ont connu, jusqu’à présent, une évolution de carrière satisfaisante. Certaines institutions telles que la Banque africaine de développement (BAD), par exemple, ou encore, plus modestement, la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (BDEAC), que j’ai l’honneur de présider aujourd’hui, s’efforcent de recruter, dans la mesure du possible, parmi les compétences africaines. Si ce comportement se généralisait, je suis persuadé que nous gagnerions notre combat contre la fuite des cerveaux. Nos jeunes diplômés sont là, porteurs de toutes les promesses, et le secteur privé en retient déjà un bon nombre sur le continent, notamment dans des secteurs tels que ceux de l’énergie, de la banque ou des télécoms.
Donnons aux autres une chance de s’épanouir eux aussi, d’abord en usant d’un mode de recrutement transparent et sans complaisance, ensuite en proposant à ces jeunes des perspectives de carrière séduisantes.
Ainsi jouerons-nous pleinement notre rôle de pépinières des cadres de demain.

* Président-directeur général de la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (BDEAC), ancien Premier ministre de la République centrafricaine.

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1. International Migration, Remittances and the Brain Drain, Banque mondiale, Maurice Schiff et Caglar Özden, éd. Palgrave-MacMillan, octobre 2005.
2. Entretien sur RFI (Le Débat africain), 30 octobre 2005.

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