Le point de vue de l’autre

Publié le 25 février 2007 Lecture : 4 minutes.

S’il est un genre manichéen au cinéma, c’est bien évidemment celui du film de guerre. Sauf rare exception, notamment quand le message de l’uvre se veut antimilitariste, on sait fort bien dès les premières images qui sont les bons et les méchants. Mieux : le plus souvent, seuls les bons ont le droit d’être représentés comme des êtres humains dignes de ce nom, avec une sensibilité, une psychologie complexe et une conscience plus ou moins morale qui donnent à leurs personnages de l’épaisseur. L’adversaire, l’ennemi plutôt, a droit, quand il ne s’agit pas que d’une silhouette, à des sentiments caricaturaux et à une étrangeté irréductible qui l’identifient à un autre qui ne saurait être un semblable. Inutile d’évoquer, pour ne citer que les deux cas les plus exemplaires, les innombrables westerns ou les centaines de films sur la Seconde Guerre mondiale. Les premiers fourmillent d’Indiens fourbes et cruels face aux « fédéraux » civilisés, alors que les seconds opposent d’héroïques défenseurs de la liberté et de la démocratie à des soldats allemands ou japonais généralement tous croqués en nazis convaincus, en criminels de guerre nés ou en kamikazes hurlant des Achtung et autres Banzaï et incapables de la moindre réflexion ou émotion véritable au cours de leurs missions.
Voilà pourquoi la dernière uvre de Clint Eastwood fait figure d’événement. Lettres d’Iwo Jima est le second volet d’un projet audacieux et ambitieux. Il consiste à raconter de deux façons totalement différentes un épisode crucial de la guerre du Pacifique début 1945, la bataille pour conquérir (du côté des Américains) ou conserver (du côté des Japonais) le contrôle d’Iwo Jima, un îlot volcanique de 12 km2 d’une grande importance stratégique puisqu’il constitue le dernier verrou sur la route de l’archipel nippon pour la marine des États-Unis. Le premier long-métrage, Mémoires de nos pères, sorti en octobre dernier (voir J.A. n° 2389), évoquait brillamment cette bataille et ses prolongements du seul point de vue des Américains. Le second, qui sort quatre mois après, convie le spectateur à vivre cette même bataille aux côtés et du point de vue de ceux qui étaient de purs ennemis sans visage dans le film précédent.
Le réalisateur n’a pas transigé. Lettres d’Iwo Jima, en effet, a été entièrement tourné avec des acteurs japonais qui parlent leur langue. Il montre la résistance héroïque et désespérée des 20 000 hommes qui se sont littéralement enterrés dans des abris, des grottes et des tunnels pour résister jusqu’à la mort à l’assaut des marines, très supérieurs en nombre et en armement. Les trois héros du film, tous japonais évidemment, sont le général Kuribayashi – digne, intelligent et courageux -, qui dirige la garnison, le baron Nishi, un ancien champion olympique d’équitation qui connaît bien ses adversaires américains et les respecte mais entend accomplir son devoir patriotique sans réserve, un simple soldat enfin, un boulanger nommé Saigo qui n’avait aucune envie de partir se battre et refuse de donner sa vie à une cause déjà perdue. Leur histoire – d’où le titre du film – a été reconstituée, ou imaginée quand c’était nécessaire, à partir des lettres qu’ils ont écrites à leurs familles et qu’on a retrouvées après guerre – une bonne partie d’entre elles, n’ayant jamais pu être envoyées vu les circonstances, ont été d’ailleurs découvertes sur l’île même après la défaite.
Bien que de facture assez classique, ce film est remarquable à la fois par ses qualités esthétiques et en raison de la qualité du scénario et de la mise en scène. Mais sa véritable réussite et son originalité profonde tiennent à son parti pris, cette volonté de Clint Eastwood, Américain s’il en est, de montrer une bataille considérée comme mythique aux États-Unis vue de l’autre côté. Le meilleur moyen, au passage, de faire apparaître la futilité de la guerre quand on la considère non pas au niveau des stéréotypes nationalistes mais à celui des hommes.
Un autre film, certes d’une moindre envergure mais au scénario fort intéressant, prouve également aujourd’hui la fécondité de cette approche d’un sujet par le point de vue de l’autre, de ceux d’en face. Africa Paradis, réalisé par le Béninois Sylvestre Amoussou, évoque les difficultés de l’intégration des émigrés africains dans un pays étranger grâce à un dispositif aussi simple qu’efficace. Et si on inversait les rôles, l’Europe étant devenue pauvre et l’Afrique riche, une situation qui conduirait inévitablement de nombreux Blancs à tenter de rejoindre par tous les moyens le Continent pour trouver du travail – fût-il dégradant ? Traité sur un mode réaliste mais léger, souvent très drôle, ce film-fable se révèle très parlant pour dénoncer l’absurdité du racisme et de la xénophobie. Et, espérons-le, pour montrer aux Européens « par l’absurde » ce que vivent ces émigrés qu’ils cherchent si peu à comprendre. Un combat qui, à son niveau, est le même que celui de Clint Eastwood.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires