Les nouveaux djihadistes

Le dernier réseau démantelé comprend des femmes, des soldats et… des policiers.

Publié le 24 septembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Une conférence de presse commune du tandem Chekib Benmoussa-Fouad Ali el-Himma, respectivement ministre et ministre délégué à l’Intérieur Des points de presse réguliers du ministère de la Justice et des services de police Jamais les autorités marocaines n’avaient autant communiqué sur une affaire touchant aux réseaux islamistes. Comme si l’on s’était convaincu à Rabat que mieux valait jouer la carte de la transparence (relative, certes) que de laisser s’enfler des rumeurs d’autant plus dévastatrices qu’elles seraient fondées. L’effort est méritoire, car les questions soulevées par la découverte, fin juillet et début août, du réseau Ansar al-Mahdi – le plus important mis au jour depuis les attentats du 16 mai 2003 – sont graves et parfois inquiétantes.
– Premier constat : les appareils de sécurité (armée, gendarmerie, police) sont touchés, ce qui constitue une nouveauté. Les huit militaires arrêtés ne dépassaient certes pas le grade de sergent et occupaient des postes plutôt marginaux au sein de la gendarmerie et sur la base aérienne de Salé (fanfare, centre sportif, garage administratif, etc.). Mais la cellule avait pour vocation de recruter de vrais spécialistes en explosifs et de s’étendre à d’autres bases. La présence de quelques retraités des Forces armées royales (FAR) pose en outre le problème de la grande précarité sociale des militaires, une fois achevé leur service actif. Enfin, un officier de police des renseignements généraux figure également parmi les membres du réseau, sans que l’on sache encore très bien à quelles informations sensibles il a pu avoir accès. Cette extension du virus salafiste aux forces armées a eu pour conséquence de précipiter deux décisions envisagées à moyen terme.
D’abord, le limogeage du général Mohamed Belbachir, le chef du cinquième bureau (Sécurité militaire, SM), qui n’a rien vu venir. Ce gendarme de la « génération Laanigri » (les deux hommes sont proches) dirigeait la SM marocaine, au sein de laquelle il a fait l’essentiel de sa carrière, depuis près de vingt ans.
Ensuite, la suppression officielle, le 31 août, du service militaire obligatoire. Considéré depuis longtemps comme coûteux, obsolète et inapplicable dans les faits, sa disparition était programmée pour 2007. La nécessité de professionnaliser l’armée et de la rendre plus étanche aux idéologies néfastes a accéléré les choses.
– Deuxième constat : l’existence d’une cellule féminine au sein d’Ansar al-Mahdi est également une première. Fin 2003, deux jumelles, les surs Laghriss, avaient été arrêtées pour avoir planifié des attentats. Mais il ne s’agissait là que de projets isolés, concoctés par des jeunes filles dont l’une ne paraît pas jouir de toutes ses facultés. Cette fois, sur les quatre femmes inculpées, trois sont des mères de famille quadragénaires appartenant à la bourgeoisie de Casablanca. Fatima Zohra Rahioui, alias Oum Saad, épouse d’un pilote de la Royal Air Maroc (RAM), était l’un des bailleurs de fonds du réseau. Amina Lemseffer, architecte, mariée à un homme d’affaires, et Imane Bensaïd, dentiste, épouse elle aussi d’un pilote de la RAM, jouaient les « porteuses de valises » pour le compte de l’organisation. Amal Ensaraj, elle, n’est pas issue de la même classe sociale.
Musulmanes pieuses endoctrinées par Hassan Khattab, l’émir d’Ansar al-Mahdi, qui leur a fait visionner des dizaines de DVD et de cassettes sur la Palestine, l’Irak et l’Afghanistan, elles étaient pour deux d’entre elles en relation avec Fatiha Hassani, la veuve d’Abdelkrim Mejjati, un Marocain membre d’al-Qaïda abattu par la police saoudienne en avril 2005. Extrêmement déterminées, Imane Bensaïd et Amal Ensaraj étaient, selon l’enquête, volontaires pour des missions kamikazes.
– Troisième constat : la force et la fragilité du réseau (et de ses six cellules) tenaient à l’omniprésence de son chef, le charismatique Hassan Khattab. Ce sont les « confidences » de ce dernier, après son arrestation le 28 juillet par la DST, qui ont permis aux enquêteurs de remonter la filière. Ce marchand de plantes médicinales, membre de la mouvance salafiste pure et dure, a fait deux ans de prison après les attentats de Casablanca en 2003 et en est ressorti en héros. Il est contre les oulémas, contre le système éducatif, contre « l’alliance impie » avec les États-Unis et refuse de chanter l’hymne national sous prétexte que son antienne (Dieu, la patrie, le roi) évoque la Trinité chrétienne.
Le cas de cet émir autoproclamé et réputé violent pose le problème des prisons marocaines, devenues pour certaines de véritables écoles de salafisme. Sur les quelque quatre mille islamistes interpellés après les attentats du 16 mai 2003, trois mille cinq cents ont depuis été libérés. Seules les fortes personnalités, comme Khattab, ont été depuis placées sous étroite surveillance par la DST, mais on estime que la plupart des détenus élargis se tiennent toujours à la disposition des réseaux. Ils constituent l’armée de réserve du salafisme marocain.
« Arrêter, juger, emprisonner et libérer. Puis réarrêter, rejuger et emprisonner à nouveau les mêmes. C’est le travail de Sisyphe de tout État de droit confronté à l’islamisme radical », explique un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Cas d’école : la très médiatique veuve d’Abdelkrim Mejjati. Relayés par quelques journaux, les policiers chargés de l’enquête ont insisté pour que cette femme qui porte une sorte de burqa à l’afghane, ne cache pas ses opinions salafistes et connaissait Fatima Zohra Rahioui, la responsable de la cellule féminine d’Ansar al-Mahdi, soit interpellée. Réponse du ministère de l’Intérieur : « La loi, pour l’instant, n’a rien à lui reprocher. » Il est même sérieusement question de répondre positivement à sa demande de passeport. Ainsi va le Maroc de M6.
– Quatrième constat : les cibles visées par le réseau Ansar al-Mahdi relevaient du bric-à-brac, mêlant ressentiments personnels et objectifs stratégiques. Si l’on en croit les rapports d’interrogatoire des suspects, en particulier de Khattab, la « cellule combattante » dirigée par le sergent Yassine Ouardini, 30 ans, avait pour objectif de faire sauter des hélicoptères et un magasin de munitions pendant une cérémonie officielle sur la base aérienne de Salé. Le même groupe devait également assassiner, à l’arme blanche, le directeur – de nationalité française – du conservatoire de musique militaire, ainsi qu’un capitaine et un sergent de la fanfare. Motifs : le premier est chrétien, les seconds sont de « mauvais musulmans » et tous trois auraient des « murs contraires à l’islam ».
Une deuxième cellule devait attaquer des fourgons blindés ainsi qu’une agence de la banque Chaabi, à Salé, afin de procurer des fonds à l’organisation et de liquider au passage, dans la même ville, un usurier connu. Une troisième cellule, celle de Marrakech, avait programmé des attentats contre un restaurant et un hôtel fréquentés par des touristes, etc.
Si l’on en croit le quotidien socialiste Al-Ittihad al-Ichtiraki, trois ministres de l’USFP, Fathallah Oualalou, Mohamed Elyazghi et Mohamed el-Gahs, figuraient également parmi les cibles du réseau. Une information mise en doute par les enquêteurs, qui relèvent que « rien, dans le dossier, ne permet pour l’instant de relier les menaces dont ces personnalités ont pu faire l’objet au réseau Ansar al-Mahdi ».
– Cinquième constat, enfin : il s’agit là d’un réseau purement endogène, sans aucun lien avec al-Qaïda ni avec le GSPC algérien. Hassan Khattab, alias Abou Oussama, estimait que la création de cellules au sein de l’armée permettait de faire l’économie de « stages de formation » en Afghanistan ou en Irak (où opéreraient cent cinquante moudjahiddine marocains). Mais absence de connexions ne signifie pas absence d’influence, tout au contraire. Le maquis qu’Ansar al-Mahdi projetait de créer dans les montagnes du pré-Rif, entre Taza et Ouezzane, est une copie conforme de ceux du GSPC. Des dizaines de DVD, cassettes et autres CD de Ben Laden, Zawahiri et Zarqaoui ont par ailleurs été saisis lors des perquisitions.
Reste un mystère : pourquoi l’appellation, très chiite, d’Ansar al-Mahdi ? Aucune des cinquante-huit personnes arrêtées à ce jour ne se réclame du chiisme ; et toutes, dans leurs testaments, demandaient, après leur mort en martyr, à être inhumées selon les rites de la Sunna. Ceux qui ont interrogé les membres du réseau n’ont obtenu aucune réponse satisfaisante, si ce n’est celle-ci : un effet de mode renforcé par le rôle de leader de l’Iran, par les longues heures passées à regarder Al-Manar, la chaîne de télévision du Hezbollah libanais, et par la stature de « héros » de Hassan Nasrallah. Une contagion cathodique, en somme, au-delà des clivages séculaires qui traversent la Oumma.

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