Carlos Lopes : « Il faut utiliser les matières premières pour industrialiser l’Afrique »

Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la CEA, a reçu « Jeune Afrique » à l’occasion des sixièmes réunions annuelles conjointes de l’Union Africaine et de la CEA, qui se tiennent du 21 au 26 mars à Abidjan. Il explique comment, contrairement à une idée reçue, l’Afrique peut baser son développement industriel sur ses matières premières.

Le bissau-guinéen Carlos Lopes a été nommé secrétaire exécutif de la CEA en mars 2012. © ONU

Le bissau-guinéen Carlos Lopes a été nommé secrétaire exécutif de la CEA en mars 2012. © ONU

ProfilAuteur_FredMaury

Publié le 25 mars 2013 Lecture : 5 minutes.

La Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) publie le 25 mars l’édition 2013 de son rapport économique sur l’Afrique. Le document consacre de longues pages à l’industrialisation de l’Afrique en battant en brèche l’idée reçue selon laquelle pour s’industrialiser, le continent devrait chercher à se diversifier dans de nouvelles activités. Le rapport souligne à l’inverse l’importance de miser d’abord sur les ressources naturelles du continent pour développer un tissu industriel. Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la CEA, a reçu Jeune Afrique à l’occasion des sixièmes réunions annuelles conjointes de l’Union Africaine et de la CEA, qui se tiennent du 21 au 26 mars à Abidjan.

Jeune Afrique : Le rapport économique sur l’Afrique met l’accent sur l’industrialisation à partir des matières premières. Quelles en sont les principales conclusions ?

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Carlos Lopes : D’abord, la pensée selon laquelle les matières premières nous conduisent nécessairement vers une désindustrialisation n’est pas toujours prouvée, même si elle est répandue. Il faut ressortir des exemples historiques dans lesquels les matières premières ont permis l’industrialisation et convaincre les gouvernements africains que c’est le chemin à suivre. Aujourd’hui, Il y a un consensus général en faveur de la diversification des économies africaines. Ce que le rapport dit est : si l’on a une matière première qui représente l’essentiel des exportations et des revenus, n’essayons pas de diversifier en faisant autre chose. Il faut justement utiliser le fait d’avoir cette ou ces matières premières pour remonter la chaîne de valeur. Car il est très difficile pour l’Afrique d’imiter les exemples historiques de diversification dans des activités complètement différentes, comme l’a fait l’Asie, justement car ce terrain est déjà occupé. Tout cela n’est bien sûr pas facile et ne pourra se faire qu’à partir de politiques industrielles sophistiquées, basées sur des éléments statistiques de meilleure qualité.

Il est très difficile pour l’Afrique d’imiter les exemples historiques de diversification dans des activités complètement différentes, comme l’a fait l’Asie, justement car ce terrain est déjà occupé.

Il n’y a pas de recette miracle mais quelles peuvent êtres les grandes pistes ?

Nous avons réalisé neuf études de cas. Nous en concluons notamment que l’État a un rôle très important, sans tomber dans le protectionnisme facile ou la conditionnalité qui fera paniquer les investisseurs. Il a comme rôle de corriger les déficits que le marché produit, étant donné que nous partons d’un niveau [de développement industriel, NDLR] qui n’est pas le même que celui atteint par les autres pays. Le rapport fait des propositions en matière de commerce, d’éducation, d’infrastructures, etc. Mais il y a un point d’achoppement : à quelques exceptions près, les marchés africains sont petits et il faudra donc mener et réaliser une intégration continentale ou en tout cas au moins sous-régionale. Le potentiel industriel sera alors énorme.

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On imagine assez facilement ce que peut être une industrialisation à partir des productions agricoles mais cela semble plus compliqué dans les mines ou le pétrole…

Dans les hard commodities [par opposition aux soft commodities, les matières premières agricoles, NDLR], on peut obliger les investisseurs à faire beaucoup plus. Il n’y a pas de raison ainsi que nous n’ayons pas des aciéries importantes puisqu’il y a du fer dans les pays africains. Il n’y a pas de raison que l’on ne puisse pas transformer l’or ou le diamant, comme le fait maintenant le Botswana. C’est beaucoup plus difficile à faire pour certaines matières premières comme l’uranium, mais il faut voir au cas par cas et énormément de solutions peuvent exister.

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Que pensez-vous du local content ?

Le local content, c’est un débat très ancien. Le problème est que ce n’est aujourd’hui qu’une phrase inscrite dans un contrat entre une entreprise et un État. Il n’y a pas d’instrument permettant de mesurer ce que l’on veut dire par local content. Il faut des instruments de mesure précis. En dehors de cela, Il faut que les objectifs soient réalistes. On peut donner des obligations à une entreprise X d’avoir au bout d’une période donnée un certain nombre d’ingénieurs locaux. Cela obligera les entreprises à former alors qu’aujourd’hui, les États se sentent obligés de prendre en charge les formations qui permettront aux entreprises d’embaucher des nationaux. Il faut que cela devienne le problème de l’entreprise et vous verrez qu’elle trouvera rapidement des solutions.

Les négociations commerciales sont très complexes et, donc, les États africains ont intérêt à négocier en bloc.

Les États doivent-ils de manière générale protéger leurs industries ?

Il faut utiliser ce qu’on appelle le smart protectionnism [le protectionnisme intelligent] et l’utiliser comme un moyen de pression. Sur ce sujet, les négociations commerciales sont très complexes et, donc, les États africains ont intérêt à négocier en bloc. S’ils se tournent vers les marchés intra-africains, ils auront intérêt à developer un protectionnisme beaucoup plus souple avec leurs voisins. Il ne faut pas que la Tanzanie soit protectionniste par rapport au Rwanda.

Les États africains ont tenté dans les années 70 de s’industrialiser. Cela s’est terminé par de lourds déficits publics. Les conditions ont-elles changé ?

Contrairement à ce que l’on raconte parfois, il y a eu quelques succès à cette époque. Mais il y a eu les deux chocs pétroliers et l’Afrique est ensuite entrée dans une phase de dette non contrôlée. Les accords d’emprunt avaient été mal négociés, à des conditions favorables car la situation macro-économique était bonne. La situation est devenue impossible à gérer. Nous courons aujourd’hui les mêmes risques : la situation macro-économique est favorable et l’Afrique attire les prêteurs. Il faut faire attention car on peut tomber dans le même piège. Les prix des matières premières peuvent chuter et les États africains se retrouver face à une dette trop lourd car mal négociée.

Dans les années 70, les États créaient des entreprises publiques pour industrialiser leurs économies. Cela est-il envisageable aujourd’hui ?

C’est donc autant que possible au secteur privé qu’il faut donner les moyens de porter l’industrialisation.

Beaucoup plus difficilement. Mais attention, il ne faut pas penser que les entreprises publiques sont forcément mal gérées. Il y a des cas très positifs en Thaïlande, en Corée, au Vietnam sans parler de la Chine. Mais en Afrique, ce n’est pas le modèle le plus simple étant donné le passé assez lourd des entreprises publiques africaines. Notamment leur utilisation à des fins politiques, leur orientation vers la création d’emploi plutôt que vers la rentabilité. C’est donc autant que possible au secteur privé qu’il faut donner les moyens de porter l’industrialisation. L’État devant jouer son rôle de manière beaucoup plus intelligente que par le passé.

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