L’argent de la corruption

Publié le 24 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

Plusieurs fois par an, comme un mal récurrent, elle revient très fort – et fait l’actualité : la corruption.
Les médias jouent – mais pas assez et pas toujours – le rôle salutaire d’agents dénonciateurs ; depuis quelques années, les organisations non gouvernementales (ONG) et, plus généralement, la société civile les incitent à jouer ce rôle plus activement.

En ce mois de juin 2007, ce sont en tout cas les médias, les ONG qui se sont relayés pour dénoncer :
– le hold-up du siècle (dernier) qu’ont constitué les énormes commissions – 2 milliards de dollars ! – versées par le Royaume-Uni au « prince » Sultan Ibn Abdelaziz, ministre saoudien de la Défense (et prochain roi), et à son fils Bandar, qui ont fait acheter par leur pays, il y a quelque vingt ans, des avions militaires et autres quincailleries inutiles pour plus de 30 milliards de dollars ;
– la possession par des chefs d’État d’Afrique subsaharienne – El-Hadj Omar Bongo Ondimba du Gabon et Denis Sassou Nguesso du Congo ont principalement été cités, mais ils sont loin d’être les seuls -, de nombreux biens immobiliers de grande valeur à Paris même, dans la région parisienne (et sans doute ailleurs), dont on présume qu’ils ont été financés par des « détournements de biens publics ».

la suite après cette publicité

La corruption est humaine, comme la prostitution, et, depuis qu’il vit en société hiérarchisée, l’homme les pratique toutes les deux.
Sur les 193 pays membres de l’ONU, aucun n’a trouvé de solution satisfaisante au problème posé par la prostitution ; elle a droit de cité partout, sous des formes diverses, légales ou seulement tolérées.
Quant à la corruption, elle n’a été éradiquée que dans quelques petits pays de l’Europe du Nord ; la trentaine d’États membres de ce club des pays riches qu’est l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) l’ont pour le moment seulement ramenée à un niveau jugé acceptable.

Cependant, s’ils luttent assez efficacement contre la corruption chez eux, les pays de l’OCDE la tolèrent encore dans leurs relations avec les pays du Sud ; plus grave : ceux d’entre eux qui exportent des armes, et ceux dont les entreprises se battent pour obtenir des contrats liés à l’exploitation de champs pétroliers (ou d’autres ressources du sous-sol), ne s’interdisent rien.
N’avons-nous pas vu, tout récemment, Tony Blair, le Premier ministre du Royaume-Uni, qui se pose en donneur de leçons, user néanmoins de sa grande influence pour tenter d’empêcher – au nom de l’intérêt supérieur de son pays ! – que ne soit dénoncé par la presse le scandale des commissions versées aux responsables saoudiens, avec l’accord explicite du gouvernement britannique.

Les commissions versées aux chefs d’État des pays du Sud (et à leurs familles), aux Premiers ministres, ministres, présidents de sociétés d’État, sont codifiées : pour les contrats d’armes, c’est du 15 %, comme l’a confirmé le montant des commissions versées au ministre saoudien de la Défense, via son fils, ou celui des rétrocommissions versées par Taiwan à des responsables français (et leurs intermédiaires) à l’occasion de la vente de frégates françaises.
Les constructeurs aéronautiques américains ou européens prévoient, eux, pour les « conseillers » par le truchement desquels ils passent, une enveloppe représentant entre 3 % et 4 % du contrat.
Tous les marchés d’armes réalisés sur tous les continents par l’un ou l’autre de la demi-douzaine de pays exportateurs se remportent ou se perdent selon qu’on a trouvé ou non le bon intermédiaire, qu’on a battu son concurrent ou non, en termes de commission.
Il en va de même, je le redis, pour les contrats pétroliers et les ventes d’avions, qu’ils soient civils ou militaires : surveillez les prochaines ventes d’avions français Rafale au Maroc avec financement… saoudien et les achats d’avions civils et d’armements divers par la Libye. Il ne sera pas difficile de deviner le montant et les bénéficiaires des commissions.
Outre le militaire, l’aérien et les produits du sous-sol, les contrats touchant aux travaux publics et, plus généralement, aux infrastructures, à travers de grands appels d’offres sont les occasions guettées par les corrupteurs et les corrompus pour « faire des affaires ».

Présentes de tous temps et sous tous les cieux depuis que l’homme et la femme vivent en société, la prostitution et la corruption ont pour autre point commun qu’il faut être deux pour s’y adonner.
Il ne peut y avoir de corruption sans la rencontre d’un corrupteur et d’un homme ou d’une femme qui accepte d’être corrompu (ou demande à l’être).
La corruption était une des plaies de nos pays pendant l’époque coloniale. Nous en souffrions, en ressentions de l’humiliation et nourrissions le plus profond mépris à l’égard des corrompus, qui étaient en général les collaborateurs du régime colonial.

la suite après cette publicité

Lorsque la génération à laquelle j’appartiens a chassé le régime colonial, elle a du même coup lavé à grande eau nos pays de la souillure de la corruption. Elle les a guéris de cette maladie honteuse.
Les Ho Chi Minh, Giap et Pham Van Dong, les Nasser, Bourguiba, Ben Bella, Boumedienne, Bouabid, Ben Barka, Ould Daddah, les Senghor, Sékou Touré, Nkrumah, Olympio, Lumumba, Diori, Modibo Keita, Cabral, ?les Castro et Guevara des années 1950 et 1960, ainsi que leurs collaborateurs, étaient tous intègres et vivaient modestement de leurs salaires ou indemnités déclarés.
Notre credo était de servir, non pas de nous servir. Nous savions que nous ne serions pas riches, que nous allions devoir nous contenter du train de vie des hommes honnêtes, et l’avions accepté de bon cur.

Cette phase de pureté, belle comme les débuts d’une religion ou d’une idéologie, dura ce que durent les phases révolutionnaires : dix à vingt ans.
L’un après l’autre, les pays nouvellement indépendants sont tombés entre les griffes de partis uniques qui ont confisqué tous les pouvoirs, étendu leurs tentacules sur la société, permis à leurs oligarchies de se servir au lieu de servir. Lorsque survinrent les dictatures, civiles ou militaires, que disparurent les derniers moyens de contrôle et les ultimes contrepoids, on entra dans l’ère des Idi Amin Dada, Bokassa et autres Mobutu : sans bruit, honteusement, à la manière d’un cancer, la corruption se réintroduisit dans les corps des différents États et se mit à y métastaser…

la suite après cette publicité

On en est là : l’argent du pétrole, des autres richesses minières et des dépenses d’infrastructure finit en trop grande partie dans les poches de ceux qui ont le pouvoir de signer les contrats ; les achats d’armes et d’avions civils sont toujours, ou presque toujours, l’occasion pour les corrompus de s’enrichir.
Dans trop de nos pays, le pouvoir donne accès à l’argent, enrichit celui qui le détient ; à l’inverse, l’argent peut ouvrir les portes du pouvoir et permet à celui qui y accède de s’y maintenir.
La société elle-même n’a plus la force de stigmatiser ceux qui se servent au lieu de servir.

Que faire pour desserrer l’étau de la corruption, dont je rappelle qu’il nous enserre (presque) tous – plus ou moins étroitement ?
Je ne vois que le chemin étroit, long et difficile de la démocratie : il faut suivre l’exemple du petit nombre de pays qui ont réussi à éradiquer la corruption.
Ces pays sont tous des démocraties très avancées : les corrupteurs, comme les corrompus, y sont rejetés par la société, sévèrement sanctionnés par la loi et les tribunaux.
La corruption y est traitée comme un crime contre la nation.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires