Un nouvel Irak ?

Après les élections générales du mois de janvier, des institutions démocratiques se mettent peu à peu en place. Reste aux Américains à créer une armée et une police nationales dignes de ce nom. Ce ne sera pas forcément le plus facile.

Publié le 24 avril 2005 Lecture : 6 minutes.

« Soldats et policiers, vous serez tous tués ! » Tracé par les insurgés sur les murs des villes du fameux triangle sunnite, à côté d’autres célébrant « Zarqaoui- le-prince », ce graffiti souligne l’enjeu principal du nouvel Irak : les forces de sécurité. Pour les Américains, soucieux d’entamer le retrait progressif de leur corps expéditionnaire, pour le nouvel exécutif irakien en quête de crédibilité, pour la rébellion qui a fait d’elle sa cible principale, pour la population enfin, exsangue et assoiffée d’ordre, la mise en place et la montée en puissance d’une armée nationale patriotique et authentiquement irakienne est la clé de l’avenir.
Depuis deux ans, le Pentagone gère un programme colossal de 5 milliards de dollars alloué au recrutement, à la formation et à l’équipement des nouvelles forces de sécurité. Selon les experts américains, qui décident de tout en Irak, leurs effectifs devraient atteindre le chiffre maximal de 270 000 hommes en juillet 2006 (quatre fois moins que sous Saddam Hussein). D’ores et déjà, le nombre des militaires et des policiers irakiens « loyalistes », dûment formés et recyclés, dépasse celui du contingent américain (135 000 hommes). Pour quels résultats ?
Constitués en majorité de soldats kurdes et chiites – ces derniers issus dans leur majorité de la brigade Badr, dont les chefs ont été formés en Iran -, mais encadrés par une proportion non négligeable d’officiers sunnites issus de l’armée de Saddam, les quelque 52 bataillons de l’armée jouissent d’une réputation mitigée. Jetés dans la bataille après une formation sommaire de un à deux mois et aussitôt affectés par un taux élevé de désertions, ils ont fait preuve, en 2004, d’une absence quasi totale de discipline et de motivation.
Depuis les élections générales du 30 janvier, leurs performances et leur moral se sont incontestablement améliorés. La plupart des recrues agissent désormais à visage découvert, sans les cagoules censées protéger leur anonymat, et l’armée américaine leur a délégué le contrôle d’une partie de Bagdad, de Mossoul et de plusieurs localités sensibles. Cible privilégiée des insurgés, la police demeure, elle, un corps à la fiabilité très aléatoire. Hormis les brigades antiterroristes, que les instructeurs des forces spéciales américaines forment par cycles de trois mois, aucune unité de policiers ou de gardes nationaux n’est à l’abri d’infiltrations de résistants. Mal armés, mal protégés – les gilets pare-balles font cruellement défaut -, mal entraînés (ils sont formés en moins de trois semaines), les flics du nouvel Irak peuvent toujours se consoler des pertes qu’ils subissent en regardant les affiches que le gouvernement a fait placarder pour leur remonter le moral. On y voit des policiers heureux prendre des poses martiales sur fond de mosquées dorées…
Troisième élément, non officiel celui-là, constitutif des nouvelles forces de sécurité : les milices. Dépendant de ministres, de leaders politiques, de chefs tribaux proaméricains ou de dignitaires religieux chiites, ces groupes paramilitaires forts parfois d’un millier d’hommes équipés d’armes lourdes, fleurissent depuis six mois à Bagdad et dans sa région. Au grand dam des Américains, qui les utilisent pourtant à l’occasion.
Comme d’habitude en Irak, les milices sunnites sont beaucoup mieux organisées et disciplinées que celles des chiites. Certaines, comme les « Commandos de la police spéciale » ou la Brigade Muthana, l’une et l’autre dirigées par d’anciens généraux de Saddam Hussein (la seconde est directement sponsorisée par l’ancien Premier ministre Iyad Allaoui), sont considérées par les Américains comme des unités d’élite. Ce qui n’est pas le cas des groupes armés chiites, exclusivement voués à la défense de leur communauté : Défenseurs de Khadamiya, Brigade Amara, Brigade de défense de Bagdad et restes de l’Armée du Mahdi de Moqtada Sadr constituent davantage des rassemblements hétéroclites et informels d’irréguliers sans uniformes que des milices à proprement parler.
Face à cette lente structuration des forces de sécurité irakiennes, auprès desquelles les Américains, prudents, envisagent de maintenir entre cinq mille et dix mille conseillers permanents jusqu’à la fin de la décennie, l’insurrection semble marquer le pas. Les attentats et les assassinats spectaculaires masquent une réalité différente : depuis la fin du mois de janvier, le nombre des opérations menées quotidiennement par les rebelles a été divisé par deux. Et ces derniers ne paraissent plus en mesure de mener, comme en 2004, des attaques massives mobilisant jusqu’à deux cents hommes à la fois. Le recours au terrorisme aveugle, l’absence de leader incontesté et les divergences entre ex-baasistes, islamistes irakiens et djihadistes étrangers ont affaibli une résistance qui n’est pas parvenue à s’étendre hors du triangle sunnite. Comme ailleurs, sa criminalisation est également en bonne voie et le pouvoir joue sur cette corde sensible pour accroître l’impopularité des rebelles – notamment par le biais des aveux télévisés de « repentis ». Il tente également d’aggraver les contradictions internes entre allégeances tribales et solidarité islamique.
Exclus de fait du nouvel exécutif (et législatif) irakien pour cause de boycottage des élections, nombre de dignitaires sunnites proches de la résistance souhaitent aujourd’hui négocier leur réintégration dans le système. Le Comité des oulémas, qui est un peu la vitrine légale de l’insurrection sunnite, vient ainsi de se manifester en ce sens. Après s’y être opposés lorsqu’elle a été proposée par Allaoui, en juin 2004, les Américains sont aujourd’hui favorables à une mesure d’amnistie partielle en faveur des rebelles. Le nouveau président Jalal Talabani également, qui en a défini la portée et les limites : en seraient exclus les djihadistes étrangers ainsi que les concepteurs d’attentats ayant causé des victimes civiles. Plus restrictifs encore, les députés chiites, majoritaires au Parlement, estiment que tous ceux qui ont participé à des actions armées contre des soldats ou des policiers devraient eux aussi être écartés de l’amnistie. En revanche, ils ne voient aucun inconvénient à ce qu’en bénéficient les résistants qui s’en sont pris directement aux « forces d’occupation » américaines – ce que Washington, qui n’entend parler que de « forces de libération », rejette catégoriquement.
Même s’il lui faut encore du temps pour prendre forme, une amnistie, accompagnée ou non de négociations avec l’aile nationaliste de la résistance (les leaders chiites sont pour l’instant hostiles à cette dernière perspective, mais ils peuvent évoluer) est cependant probable, parce qu’indispensable au retour dans le giron légaliste de près d’un quart de la population irakienne – les sunnites. À cet égard, la volonté affirmée de certains dignitaires chiites de purger les nouvelles forces de sécurité de la plupart des officiers sunnites ayant servi sous le régime de Saddam Hussein pose un évident problème. « Débaasifiée » par les Américains en 2003, puis « rebaasifiée » en 2004 par les mêmes, une fois démontrée l’impossibilité de trouver des cadres de rechange, la très fragile armée irakienne ne survivrait pas à une « redébaasification » accélérée. D’ores et déjà, Donald Rumsfeld et les chefs du Pentagone pèsent de tout leur poids pour éviter que cette perspective, catastrophique à leurs yeux car elle interdirait toute possibilité de retrait à terme du contingent américain, ne prenne corps. La « stratégie de victoire » définie par le secrétaire américain à la Défense a déjà beaucoup à faire avec la réalité actuelle de l’Irak : s’il semble acquis désormais que la rébellion, forte d’environ vingt mille combattants, n’est plus en mesure de « vietnamiser » l’Irak, encore moins de renverser le nouveau pouvoir installé par l’occupant, la pacification et la normalisation complètes du pays ne sont pas pour demain. Il est rare, dans l’Histoire, qu’une insurrection s’éteigne en moins de dix ans. Il est même fréquent qu’elle se prolonge au-delà, sous une forme à la fois résiduelle et durable. Or celle-là n’a que deux ans…

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