Sidi Bou Saïd, le village enchanté
Protégée de la modernité depuis un siècle, cette petite cité proche de la capitale est un paradis. Les habitants du pays le savent déjà. Le reporter du « Financial Times » le découvre.
La prière de midi était déjà terminée quand je me suis installé dans une petite chambre non loin d’un minaret de Sidi Bou Saïd. Lorsque j’ai trouvé un restaurant, l’heure du déjeuner était déjà bien avancée et les tables étaient toutes occupées. J’ai traîné un peu et, au moment où je m’apprêtais à partir, un homme et une femme m’ont invité à m’asseoir avec eux.
J’étais arrivé en Tunisie depuis quatre heures à peine et j’avais déjà un exemple de ce sens de l’hospitalité tunisien sur lequel j’allais avoir, pendant les jours suivants, l’occasion de m’émerveiller maintes fois. Mais ce qui m’a encore plus surpris que cet accueil chaleureux, c’est le comportement libéré et ouvert de ce couple.
Les sociétés musulmanes tolèrent généralement mal les relations intimes en dehors du cadre du mariage et refusent plus encore d’évoquer le sujet en compagnie d’étrangers. Mais, là, j’ai eu droit au récit de six mois d’une histoire d’amour qui, hésitant entre passion dévorante et relation durable, semblait être à un tournant délicat.
Elle avait environ 25 ans. Étudiante en droit à l’université de Tunis, elle était dynamique et directe. Lui était beaucoup plus âgé et avait manifestement la tête sur les épaules. Ils étaient en plein débat sur l’avenir de leur relation. Il était pour un mariage immédiat, elle préférait le statu quo.
« Pourquoi les Tunisiennes devraient-elles se presser ? demandait-elle en français d’un ton provoquant. La législation est très avancée pour les femmes. La polygamie a été abolie. Le droit pour le mari de répudier son épouse, également. Une femme peut demander le divorce aussi facilement qu’un homme, et il y a des règles strictes pour gérer le partage des biens. Nous sommes jalousées par toutes les femmes du monde islamique. Il n’y a aucune raison que les hommes prennent toutes les décisions. »
Alors que je m’attendais à le voir déstabilisé par ce discours, son compagnon l’observait amoureusement. « Regardez-la. N’est-ce pas un petit bijou ? C’est une femme parfaitement libre dans un pays presque libre. »
Je ne peux pas affirmer que la liberté politique est totale en Tunisie. Ce que ne feront pas non plus les Tunisiens – ils ont si peur de ce qui arrive chez leur voisin algérien qu’ils sont tout simplement heureux de pouvoir aller se coucher le soir en sachant qu’ils seront encore en vie le lendemain. Mais je dois avouer que les Tunisiens, au moins à Sidi Bou Saïd, bénéficient d’une forme de liberté personnelle – pour ne rien dire de leur mode de vie voluptueux – que nous, Occidentaux, avons du mal à imaginer possible dans un pays musulman.
Sidi Bou Saïd est décidément un endroit peu commun. Les maisons peintes à la chaux dégringolent la colline vers la baie pour former un village étincelant de blancheur à une demi-heure de route du vacarme et de la saleté de la capitale, Tunis. Les étudiants en architecture qui réalisent des croquis dans les ruelles en escalier et les allées pavées vous le diront : c’est un miracle de géométrie. Lieu protégé de la modernité depuis un siècle, Sidi Bou Saïd affiche des formes classiques et authentiques : les courbes élégantes des dômes, les lignes droites des minarets, les constructions cubiques qu’on trouvait à une époque dans tout le Bassin méditerranéen.
Cela peut sembler un peu austère. Mais la pureté architecturale de « Sidi Bou » est compensée tant par la subtilité des détails que par une luxuriance extraordinaire de la végétation. La sensualité apparaît ici à chaque coin de rue. Des branches de bougainvilliers flamboyants s’accrochent aux murs des bâtiments. Les fragiles fleurs de jasmin emplissent l’air. Les cyprès, les palmiers-dattiers et les pins s’élèvent au-dessus des toits plats. Les vignes s’enroulent autour des balcons sculptés, à travers les délicates décorations en fer forgé et autour des portes qui font la gloire de Sidi Bou. Celles-ci sont encadrées d’arches de pierre en forme de fer à cheval et ornées de motifs en clous de métal. Chacune d’elles étant peinte d’un bleu qui rappelle, lancinant, celui du ciel et de la mer.
Par essence méditerranéenne, la petite cité de Sidi Bou rappelle la française Saint-Paul-de-Vence, l’espagnole Cadaquès, l’italienne Cinque Terre ou la grecque Rhodes. Évidemment, tout comme ses soeurs, Sidi Bou attire son lot de visiteurs. Au début, j’ai été refroidi par les hordes de touristes qui débarquaient de leurs bus, appareils photos autour du cou. Les narguilés (des pipes à eau) à bas prix, les chameaux en peluche et autres gadgets exotiques qui jonchent le sol lors du marché matinal m’ont fait d’abord me demander si j’avais choisi le bon endroit pour m’arrêter quelques jours.
Au bout de vingt-quatre heures, je ne regrettais plus mon choix. Car il y a plusieurs Sidi Bou Saïd. Les touristes en short et casquette de baseball ne sont là que le jour. Avec peu d’hôtels pour les accueillir, les rues de Sidi Bou se vident dès le milieu de l’après-midi. À la tombée de la nuit, la cité devient le rendez-vous arabe chic par excellence.
J’ai donc décidé de m’adapter à ces deux facettes de la localité. Chaque matin, je montais dans le train de banlieue qui longe le golfe de Tunis et j’allais moi-même jouer au touriste ailleurs. Dans la capitale, je me suis perdu dans les ruelles de la médina qui abrite la grande mosquée médiévale de la Zitouna. Dans le port de La Goulette – qui accueillait autrefois une importante communauté juive -, j’ai avalé, en guise de déjeuner, des poissons énormes. À La Marsa, je me suis baladé sur le front de mer, garni de villas coloniales françaises qui ont été, à une époque, somptueuses. Et, à Carthage, j’ai erré entre les ruines, restes d’une civilisation puissante que seule Rome a pu abattre.
L’après-midi, je rentrais tranquillement à Sidi Bou Saïd, et, assis à la terrasse d’un café ou dans un jardin luxuriant surplombant la mer, je laissais mon esprit vagabonder dans des rêveries sereines et voluptueuses.
Je m’imaginais dans les habits du baron Rodolphe d’Erlanger, l’esthète et chercheur qui, dans les années 1920, réussit à préserver la splendide architecture de Sidi Bou Saïd. Ou je me réincarnais en l’un des artistes ou riches mécènes qui sont venus résider ici. J’allais même jusqu’à me représenter en Sacheverell Sitwell, celui qui accueillait le gratin de l’intelligentsia européenne dans ces murs. Lui s’était rendu en Tunisie pour découvrir les femmes des harems ; et moi, je m’apprêtais à rencontrer leurs descendantes de la jeunesse dorée de Tunis.
Je n’ai même pas eu à me déplacer. La nuit, les enfants des élites débarquent à Sidi Bou et papillonnent autour du café des Nattes, au centre du village. À l’origine refuge pour les pèlerins soufis, il demeure un endroit exotique aux coussins multicolores et aux nattes confortables. Les traditions sont restées bien vivantes. Comme tout le monde, je me déchaussais et me calais sur les nattes en roseau. Au programme : thé à la menthe, bouquets de jasmin que les hommes glissent derrière leurs oreilles, narguilé… Mais rien de démodé là-dedans. Les clients parlent tranquillement, passant, dans la même phrase, du français à l’arabe ou même à l’anglais. Les jeunes gens parlent art et littérature et organisent des dîners branchés. À leurs côtés, les jeunes femmes approuvent ou s’opposent sans détour. Avec leurs chaussures à talons, leurs coiffures extravagantes et leur nombril à l’air, elles pourraient tout aussi bien être des habitantes de Milan ou de Paris.
D’où viennent donc cette sophistication et cette énergie ? Peut-être avons-nous vu trop d’images violentes en provenance du monde musulman. J’ai compris que les sociétés islamiques sont multiples. Celle-là trône sur les rives de la Méditerranée, une mer capable de brasser toutes les races, les religions et les cultures. J’ai donc tenté, assis sur ma natte, de reprendre contenance. J’ai demandé une pipe à eau à l’un des serveurs et fait de mon mieux pour paraître moi aussi cosmopolite.
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