Sawiris connection

Numéro un du mobile au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la branche télécom du groupe égyptien lorgne désormais le marché européen. Un pari à haut risque.

Publié le 24 avril 2005 Lecture : 10 minutes.

Jusqu’où ira Naguib Sawiris ? Le président du groupe égyptien Orascom Telecom Holding (OTH) est sur le point de prendre le contrôle de Wind, troisième opérateur de téléphonie mobile d’Italie, pour 7,7 milliards d’euros. Weather Instruments, le fonds d’investissement privé du clan Sawiris, associé avec le fonds IPE-Ross, a en effet annoncé, le 14 avril, être entré en négociations exclusives avec Enel, le groupe d’électricité italien, pour racheter 63 % de Wind. Le résultat définitif de cette offre d’achat, la plus grande opération de ce genre jamais lancée en Europe, ne sera connu que début mai. Mais rien ne devrait empêcher la victoire de Naguib Sawiris. Un nom encore peu connu sur la rive nord de la Méditerranée, mais familier des 15 millions d’abonnés du plus grand opérateur GSM du Moyen-Orient et du Maghreb, présent dans neuf pays, de l’Algérie au Bangladesh.
Fils aîné d’Onsi Sawiris, magnat égyptien de la construction et patriarche d’une famille dont la fortune est évaluée par le magazine Forbes à 5,2 milliards de dollars (voir encadré page 78), Naguib Sawiris est en quelque sorte le « Martin Bouygues égyptien ». Comme le fils de Francis Bouygues, il a diversifié l’entreprise de son père en la lançant avec succès dans les télécoms. Mais la ressemblance avec Martin Bouygues s’arrête là, Naguib Sawiris ayant bâti son empire dans des pays émergents où aucune compagnie occidentale n’a osé s’aventurer. Rien de commun a priori avec un pays comme l’Italie. D’ailleurs, le rachat de Wind est pour le moment un investissement personnel de la famille Sawiris auquel OTH ne participe pas afin de ne pas pénaliser son cours en Bourse, alors qu’à terme l’idée est de fusionner Wind avec OTH, comme l’a reconnu à demi-mot Naguib Sawiris. Weather Instruments a précisé que l’Italie deviendrait « la plate-forme d’un groupe d’opérateurs du Bassin méditerranéen, au Moyen-Orient et au Sud-Est asiatique ». Un groupe qui ressemble étrangement à OTH, numéro un de la téléphonie mobile en Algérie, en Égypte, au Pakistan et en Irak, et numéro deux en Tunisie. L’intégration de Wind et de ses 31 millions de clients, dont 12 millions dans le mobile, triplerait la taille du groupe égyptien, dont la capitalisation est de 8 milliards de dollars. Sur la seule année 2004, OTH a gagné 8,5 millions d’abonnés. Son chiffre d’affaires a progressé de 93 %, à 2 milliards de dollars. Le tout en dégageant un excédent brut d’exploitation de 50,8 %, pour un résultat net de 298 millions de dollars. Retour sur la folle saga d’un géant de la téléphonie mobile qui revient de loin.
1996. Le président égyptien Hosni Moubarak décide d’attribuer deux licences de téléphonie mobile. Le britannique Vodaphone, numéro un mondial, décroche la première et crée Vodaphone Egypt. Naguib Sawiris, alors représentant de Cisco et de Hewlett-Packard au Moyen-Orient, ne tarde pas à réagir. Et lance, en 1997, MobiNil, après avoir persuadé France Télécom et l’équipementier Motorola de l’accompagner dans ce pari à 500 millions de dollars. Le holding des Sawiris ne détient que 31 % d’ECMS (Egyptian Company for Mobile Services), plus connu sous le nom de MobiNil, aux côtés de France Télécom, qui en contrôle 36 %. En 1998, MobiNil est introduit à la Bourse du Caire, suivi, en 2000, par OTH, également coté à la Bourse de Londres depuis. Les Égyptiens se sont rués sur le portable. Pour limiter leur consommation, 95 % des clients de MobiNil achètent des cartes prépayées. Ils se servent du mobile comme d’un bipeur ou pour envoyer des SMS en arabe phonétique, moins coûteux qu’un appel téléphonique. Aujourd’hui, 4 millions d’abonnés dépensent en moyenne 17 dollars par mois, une consommation certes inférieure à la moyenne de 40 dollars en Europe, mais considérable dans un pays à faible revenu. Egypt Telecom, l’opérateur fixe historique, n’a pas lancé de réseau mobile, et l’autorité de régulation a renoncé, en 2003, à attribuer une troisième licence. Conséquence : les deux opérateurs se partagent le marché : 53 % pour MobiNil, 47 % pour Vodaphone. Un marché d’autant plus rentable que les deux réseaux pratiquent la même grille de tarifs. La proximité des Sawiris avec le pouvoir a sans doute aidé. Reste que Naguib Sawiris a su déceler le potentiel d’un marché négligé par les groupes occidentaux. Le taux de pénétration du mobile en Égypte s’élève aujourd’hui à 10 % pour une population de 71 millions d’habitants. Et pourrait atteindre, selon les analystes de Citibank, 40 % à l’horizon 2010.
À partir de son bastion égyptien, OTH a essaimé. Sauf dans les pays du Golfe, fiefs des monopoles publics. Première étape, la Jordanie. En 1999, le groupe égyptien investit dans Fastlink, premier réseau mobile jordanien. Puis décroche une licence au Pakistan, un marché de 151 millions d’habitants. Au début de 2000, OTH rachète, pour 240 millions de dollars, 80 % de Telecel, l’opérateur GSM présent dans douze pays subsahariens. Mais il fait machine arrière dès juillet 2001, après avoir renoncé à enchérir pour l’une des quatre licences du Nigeria. La même semaine, il annonce la mise en vente de Telecel, au potentiel jugé moins rentable, et propose 737 millions de dollars pour la deuxième licence de mobile en Algérie. Une surenchère de 315 millions de dollars sur Orange, filiale mobile de France Télécom, alors que Telefónica et Portugal Telecom ont renoncé. Pari gagné, OTH crée Orascom Télécom Algérie (OTA), lance la marque Djezzy et met à contribution aussi bien ses relations palestiniennes que les entreprises occidentales. Proche d’Arafat, il parvient à convaincre son trésorier, Mohamed Rachid. Le PCSC (Palestinian Commercial Services Co.) prend une participation de 23,63 % dans Djezzy. Sawiris obtient ensuite de l’équipementier Alcatel un crédit fournisseur décisif de 125 millions de dollars. Les Palestiniens ne regretteront pas le premier d’une série d’investissements dans la galaxie Orascom dont le montant total approche 285 millions de dollars. Quant à Alcatel, il héritera d’un contrat d’équipement de 500 millions de dollars partagé avec Siemens.
Bis repetita en Tunisie. À la surprise générale, OTH rafle, en mars 2002, la deuxième licence d’opérateur GSM, devançant l’espagnol Telefónica, mais aussi le koweïtien Wataniya. L’offre supérieure de ce dernier ne suffit pas à pallier son absence d’expérience de lancement de réseau GSM. Pour régler la facture – 454 millions de dollars -, OTH fait appel une fois de plus au fonds palestinien, qui paie rubis sur l’ongle sa participation de 20 % au capital d’Orascom Telecom Tunisia (OTT), plus connu sous la marque Tunisiana.
Septembre 2002 : après avoir déboursé 1,1 milliard de dollars pour les licences algérienne et tunisienne sans avoir encore vendu Telecel, OTH accuse une dette de 2 milliards de dollars, « plus de 3,6 fois ses fonds propres », se rappelle Karim Khadr, analyste chez HSBC. L’action d’OTH, en recul de 95 % sur un an, tombe à 0,66 dollar le 24 novembre 2002. Le marché anticipe une faillite imminente. Le président d’OTH met en place un plan d’urgence. « Le plan était simple, explique Aldo Mareuse, son directeur financier : la mise en vente de Fastlink pour 424 millions de dollars, un très bon prix pour un actif mature. » MTC Vodaphone, le rival koweïtien, rachètera le million d’abonnés du réseau jordanien. Un autre concurrent se porte à son secours. Wataniya, évincé lors de l’appel d’offres tunisien, débourse 113 millions de dollars pour 50 % d’OTT, soit un rabais de 50 % ! Encore sollicités, les Palestiniens apportent 60 millions de dollars en rachetant 14,29 % de Fastlink et consentent à OTH un prêt de 25 millions de dollars. Sur le terrain, les difficultés s’accumulent. Tunisiana doit retarder sa mise en service de deux mois. Alcatel, son principal fournisseur, demande à être payé comptant. Naguib Sawiris bluffe, annonçant avoir conclu un appel d’offres avec Huawei, l’équipementier chinois. Alcatel renonce à son exigence. L’horizon s’éclaircit enfin à la fin de 2002. OTH a pu brader, pour 175 millions de dollars, neuf de ses participations dans Telecel, le holding qu’il avait imaginé vendre par appartements avec profit. L’activité au Tchad sera arrêtée et sa participation dans Telecel Loteny, en Côte d’Ivoire, sera vendue en 2004. Résultat de ce plan de sauvetage : après avoir perdu 95 millions de dollars en 2001, OTH rééquilibre ses comptes en 2002 avec un bénéfice de 178 millions de dollars.
Aujourd’hui, plus encore que son fief égyptien, le Maghreb illustre la rentabilité du modèle économique d’OTH. En mars 2005, Tunisiana compte 1 million d’abonnés. Plus impressionnant, Djezzy en revendique 4 millions : soit deux millions de clients gagnés en l’espace d’un an. « Orascom a démontré qu’il est possible de gagner beaucoup d’argent dans les pays à faible revenu », se réjouit Pierre Fouques du Parc, chef du projet Tunisiana chez Cap Gémini C.S. À preuve, la dépense moyenne par abonné atteint 25 dollars par mois en Algérie, 22 dollars en Tunisie, 17 en Égypte et 11 au Pakistan. Ce qui permet à Djezzy d’être la filiale la plus rentable du groupe. En trois ans, sa part de marché a atteint 73 %, celle de Tunisiana 29 %. OTH a profité de la déficience des opérateurs nationaux qui ne maîtrisent ni l’activation des lignes ni la distribution. Algérie Télécom n’avait délivré que 30 000 abonnements avant que les 800 000 Algériens sur liste d’attente se précipitent chez Djeezy. Tunisie Télécom, lui, pratiquait une facturation hasardeuse – et tous les six mois.
Aguerri aux pays émergents, OTH était le candidat naturel pour lancer le réseau GSM irakien. En décembre 2003, le groupe égyptien remporte la licence pour la région Centre. Tout en étant proche de Yasser Arafat, Naguib Sawiris, libéral en affaires et partisan de la démocratisation du Moyen-Orient, approuve le renversement de Saddam Hussein et veut s’engager en Irak. Il en paie le prix : huit de ses employés sont enlevés puis relâchés par les rebelles en septembre 2004, et ses locaux sont pris d’assaut par les troupes américaines en décembre. OTH est accusé de part et d’autre tantôt d’espionner la résistance, tantôt de favoriser leurs communications. Mais Naguib tient bon alors que son frère, Nassef, qui dirige Orascom Construction Industries, préfère se retirer provisoirement d’Irak. Lancé en novembre 2004, Iraqna connecterait déjà 1 million d’Irakiens sur une population de 20 millions d’habitants. OTH devait porter son investissement total en Irak de 120 à 220 millions de dollars, un investissement qui rapporterait déjà entre 30 et 40 millions de dollars par an. De quoi récompenser le « fort appétit pour le risque qui caractérise le président d’OTH », dixit Karim Khadr. Naguib Sawiris confesse s’être rendu déjà quatre fois à Bagdad depuis 2003. Incognito !
À la charnière du monde arabe et occidental, diplômé de Polytechnique Lausanne, « Naguib sait s’entourer. Il a puisé dans le vivier de France Télécom », résume Pierre Fouques du Parc. Jean-Baptiste de Boissière, directeur général d’OTH de 1997 à 2002, et Jean-Pierre Roeland, actuel directeur de Tunisiana, sont des anciens de France Télécom. OTH a su profiter du « savoir-faire » des pionniers européens du mobile.
Quant au réseau arabe, il repose en grande partie sur les Palestiniens et sur le clan Sawiris. Mohamed Rachid, le trésorier d’Arafat, est un proche et occupa un des sept sièges du conseil d’administration d’OTH jusqu’en 2005. « Le fait d’être accompagné par les fonds palestiniens est très apprécié dans le monde arabe », reconnaît Nagib Sawiris. En Jordanie, le patron d’OTH a négocié directement avec le roi Abdallah une baisse des tarifs. « C’est une personnalité extravertie qui aime s’asseoir devant ses clients », témoigne Karim Khadr. Mais ses relations ont leurs limites. Il a ainsi été contraint de céder à Rami Makhlouf, un homme d’affaires syrien, cousin du président Bachar al-Assad, sa participation dans Siryatel, moyennant une indemnité de 20 millions de dollars. D’ailleurs, la seule erreur, outre la crise de croissance de 2002, que regrette le président d’OTH est « d’avoir dû s’associer à des partenaires locaux qui n’étaient pas des hommes d’affaires, mais des politiciens ». Fort de ces réseaux, Naguib Sawiris applique la stratégie Orascom : conquérir un pays à forte population dont le taux d’équipement en mobile est inférieur à 5 % avec l’idée de le porter autour de 35 %. Des conditions que remplit le Bangladesh, sa dernière aventure, avec le rachat en, octobre 2004, de Sheba Telecom, rebaptisé Banglalink : un marché de 138 millions d’habitants, quasiment dépourvu de téléphonie, moins de 0,6 % de taux de pénétration pour le fixe et seulement 2,5 % pour le mobile. Un pari de 260 millions de dollars, licence et investissement compris.
Autant dire une simple note de frais par rapport à l’ardoise de Wind, son pari le plus audacieux. D’autant que le numéro trois italien, derrière Telecom Italia et Vodaphone, a perdu 363 millions d’euros en 2004. Les analystes ne voient pas non plus de synergies entre le réseau arabe d’OTH et les abonnés italiens de Wind. De plus, Naguib Sawiris paie Wind sur la base de huit fois son excédent brut d’exploitation (EBITDA), contre une moyenne de six pour les dernières acquisitions dans les télécoms. À ces critiques, Karim Khadr rétorque que « MTC a racheté Celtel, l’opérateur panafricain, quatorze fois son EBITDA ». D’ailleurs, la fusion probable de Wind avec OTH pourrait prendre deux à trois ans, estiment les analystes, le temps nécessaire pour diminuer la dette de Wind, de l’ordre de 7,4 milliards d’euros.
Qu’est-ce qui a poussé Naguib Sawiris sur un marché européen moins rentable et à plus faible croissance, 4 % seulement en 2004 ? La concurrence de Turkcell et du koweïtien MTC ? Ou tout simplement le goût du défi ? Naguib Sawiris s’est fixé un objectif de 100 millions d’abonnés en 2010. Un objectif à la mesure des ambitions de l’Égyptien, qui, à la question de son rachat éventuel par Vodaphone, répond tout bonnement : « Je veux être un nouveau Vodaphone ».

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