La reféodalisation du monde

Publié le 24 avril 2005 Lecture : 3 minutes.

Après les nouveaux maîtres du monde (Fayard, 2002), Jean Ziegler poursuit dans un nouvel ouvrage sa charge contre les « seigneurs de la guerre économique ». Pour le sociologue suisse, aujourd’hui rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, un formidable mouvement de reféodalisation du monde s’est mis en marche depuis le 11 septembre 2001. Pour parvenir à leurs fins, les grandes sociétés transnationales disposent de deux armes de destruction massive : la dette et la faim. Rien ne semble
pouvoir résister à l’empire de la honte, affirme Jean Ziegler. D’autant que, dans ce mouvement de soumission des peuples du Sud, les compagnies privées peuvent compter sur la volonté de puissance des États-Unis, dont l’extrait ci-dessous donne un aperçu.

Depuis plus de quatre ans (septembre 2000), j’exerce mon mandat de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. Ce statut ne fait pas de moi un fonctionnaire. Il me garantit l’immunité et l’indépendance la plus absolue.
J’observe l’appareil. Je constate que pratiquement aucun fonctionnaire au-dessus du grade P-5 – où qu’il soit placé dans le système vaste et complexe des Nations unies, et quelle que soit sa nationalité d’origine – ne bénéficie de la moindre promotion sans l’aval exprès de la Maison Blanche.
J’ouvre ici une parenthèse : les gouvernements de l’Union européenne, et notamment celui de la France, ne se préoccupent pratiquement pas, ou alors d’une façon bien maladroite, des engagements et promotions de leurs nationaux et alliés au sein du système des Nations unies. C’est ainsi que si la France joue souvent, au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale, un rôle offensif et indépendant, son influence est pratiquement nulle au sein de l’appareil.
Au sous-sol de la Maison Blanche, en revanche, un bureau abrite une équipe spécifique composée de hauts fonctionnaires et de diplomates. Elle est chargée de suivre la carrière et les faits et gestes de chacun des principaux dirigeants des Nations unies ou de leurs organisations spécialisées. Quiconque ne marche pas droit a peu de chances de survivre dans le système. Tôt ou tard, il sera éliminé par un oukase ou tombera dans une chausse-trappe dressée par la cellule en question.
Prenons un exemple. Le Kosovo est aujourd’hui un protectorat international. Ayant autorisé en 2001 le recours à la force (par Otan interposée) contre les occupants serbes, les Nations unies y exercent aujourd’hui une sorte de souveraineté temporaire. Mais les troupes qui y sont stationnées, l’administration civile et les ressources budgétaires proviennent de l’Union européenne. Le haut représentant de la communauté internationale à Pristina, commandant à la fois les forces militaires internationales et l’administration civile, est proposé par le Conseil des ministres de l’UE. Son choix fait l’objet d’une ratification de pure forme par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.
En 2003, l’Allemand Michael Steiner, ancien conseiller diplomatique du chancelier Schröder, est arrivé au terme de son mandat de haut représentant. L’UE a désigné pour lui succéder Pierre Schori.
Schori a été l’ami le plus intime et le confident d’Olof Palme. Ministre de la Coopération et de l’Immigration, député européen, enfin ambassadeur de Suède auprès de l’ONU à New York, il est aussi un des diplomates les plus compétents et les plus respectés d’Europe.
Fureur de la cellule souterraine de la Maison Blanche ! Il faut dire que, dans sa jeunesse, Pierre Schori avait manifesté – avec Olof Palme et la quasi-totalité des dirigeants socialistes suédois – contre l’agression américaine du Vietnam. Taxé d’« antiaméricanisme » par la cellule, la Maison Blanche exigea bientôt le retrait de sa candidature. Et Kofi Annan reçut quatre visites successives de Colin Powell…
La menace était explicite : si le secrétaire général ratifiait le choix européen, les Etats-Unis cesseraient tout contact avec la haute représentation à Pristina.
Comme souvent, Kofi Annan dut céder au chantage. Il refusa de ratifier la nomination de Schori.
Toute critique de la guerre menée contre le « terrorisme » ou contre une quelconque violation du droit international est impitoyablement châtiée par la Maison Blanche sur proposition de la cellule.
C’est ainsi que, cantonnées désormais dans leurs activités les plus techniques – combat contre les épidémies, distribution de nourriture, aide à la scolarisation des enfants pauvres, etc. -, les Nations unies sont aujourd’hui terriblement affaiblies. En juin 2005, elles fêteront leur 60e anniversaire. Mais elles pourraient bien ne pas lui survivre très longtemps.

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